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PAR L'ARMÉE DU SOUDAN D'EGYPTE
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APRÈS LES DEHNIKHtS i:itOISAI)KS
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SAINT-JEAN-D'ACRE
EN L'AN 1291
PAR. L'ARMÉE DU SOUDAN D'EGYPTE
GUSTAVK 8CHLUMBERGER
MEMBRE DE L'INSTITTT
PARIS
LIBRAIRIE PLON
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Celle élude a élé publiée dans la Revue des Deux
Mondes (n9 du 15 juillel li>l3) el considérablemeul
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FIN DE I.A DOMINATION l'RANQUE EN SYKIi:
APRÈS LES DERNIÈRES CROISADES
On était en l'année du Christ 1291 . Philippe le Bel
était roi en France et le moine Jérôme d'Ascoli était
pape à Rome sous le nom de Nicolas IV. Il y avait
près de deux siècles que, sous la conduite de Gode-
froy de Bouillon, le 15 juillet 1099, les bandes enthou-
siastes de la première croisade avaient pris d'assaut
Jérusalem, la Ville Sainte, et fondé le Saint Royaume
d'Outre-mer. Après presque un siècle de luttes sou-
vent (glorieuses, les chrétiens d'Orient, à la suite du
grand désastre de Hittin, au mois de juillet 1187,
avaient dû évacuer Jérusalem retombée sous le pou-
voir des Musulmans en la personne du grand émir
(1) Dans ce récit j'ai suivi pas à pas l'excellente Histoire du royaume
(le Jérusalem de feu R. Rôbricut, parue à Innsbruck on 1898
1
J FIN DE LA DOMINATION FIIANQUE EN SYRIE
Saladin. Toutefois ils siéraient maintenus dans presque
toutes les cités maritimes de la côte de Syrie, proté-
gés par la fondation à ce même moment du nouveau
royaume latin de Chypre sous la bannière des rois
Lusi{pians. Saint-.lcan-d'Acre avait été reprise dès
1191 par les (juerriers de la troisième croisade. Puis
étaient venus les temps de plus en plus difficiles pour
les soldats de la Foi. La quatrième croisade avait été
en 1204 détournée vers Constant inople. Celle de
Tempereur Frédéric! (I n'avait abouti qu'à ime réoc-
cupation éphémère de .Icrusalem. Celle du roi saint
Louis vin(jt ans plus tard, vers le milieu du treizième
siècle, avait eu, malgré des prodiges de vaillance,
la douloureuse issue que chacun connaît. Puis l'en-
thousiasme même de la Croisade avait fini par faiblir
presque entièrement en Occident. Les derniers |)rinces
des dernières principautés chrétiennes maritimes de
Syrie ne recevaient plus d'Euro|)e que des renforts
très amoindris. Associés aux chevaliers des trois
Ordres célèbres du Temple, de l'Hôpital et Teuto-
nique, ils ne luttaient plus que très péniblement
contre la puissance sans cesse grandissante de toutes
les forces militaires de l'Islam en Egypte et en Syrie,
au Kaire comme à Damas. Toutefois Saint-Jean-
d'Acre demeurait la principale forteresse des Francs
d'Outre-mer, leur grande capitale militaire et com-
merciale sur la côte syrienne.
l^c fameux Soudan d'Egypte, le terrible Bibars,
APRES LES DERNIEllES CROISADES 3
qui avait enlevé suocessivement aux Latins d*Orient
le château des Kurdes, Césarée, Jaffa, le Safed et la
{];rande cité d' Antioche, première conquête des Francs
de la première croisade, était mort le 19 juin 1277.
tlncoura^és par cette disparition de leur plus mortel
adversaire, les chrétiens de Terre Sainte avaient cm
pouvoir rompre les trêves de dix années jadis con-
clues avec lui, profitant de ce que les envahisseurs
Mon[;ols mettaient affreusement à feu et à san(][ le
Nord de la Syrie. Mais, après quelques succès, appre-
nant la défaite totale de ces hordes barbares par le
nouveau Soudan Kélaoun, redoutant quelque incur-
sion venjjeresse de ce dernier, ils avaient cini pinident
de transiger une fois de plus. En suite de quoi les
chevaliers du Temple, ceux de l'Hôpital, le comte
Hohémond de Tripoli, la Commune de Saint-Jean-
d'Acre, d'autres groupes latins encore, avaient, par
Tentremise de leurs délégués, signé à Rouha, dans la
banlieue du Kaire,en 1283, puis encore l'an d'après,
avec les représentants du Soudan, une nouvelle trêve
de dix ans, dix mois, dix jours, dix heures. C'était la
singulière coutume de l'époque. La loi de l'Islam
défendait de conclure et signer une paix véritable
entre les vrais croyants et les infidèles ; elle autorisait
seulement des trêves.
Ces trêves, la faiblesse même des chrétiens de
Palestine leur interdisait d'ordinaire de chercher a
les rompre. Il en était tout autrement pour Kélaoun,
4 FIN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
le puissant soiulan crK(;y|)tc. Lorsque ses subtiles el
habiles ambassades auprès des princes cbrt'tiens de
IKurope occidenlale eurent drcidénient réussi à
déjouer toute velléité de nouvelle fjrande croisade, il
cbercba le premier prétexte pour en finir avec les
infortunés restes des principautés latines de Syrie.
Dès l'aïuiée 1285, il profitait d'une prétendue agres-
sion des Hospitaliers de Markab pour uiettre le siège
devant celte splendide et puissante forteresse que
Saladin lui-même avait déclarée imprenable. Elle
succombait le 25 mai après plus d'un mois de siège.
Peu de jours après, le non moins fort château de
Maraklée, qui passait aussi pour invincible, immense
tour quadrangulaire haute de sept étages aux murs
épais de douze coudées, capitulait à son tour.
Terrifiés par ces catastrophes, le roi Ijéon III de
Cilicie ou Petite- Arménie et la princesse Marguerite
de Tyr se hâtèrent d'acheter à prix d'or une nouvelle
et calamiteuse trêve de dix ans.
lientré au Kaire de cette expédition triomphante,
le victorieux sultan eut encore la satisfaction de se
voir, dans le mois de novembre de cette même année,
salué dans son palais des bords du Nil par des
envoyés du roi des Romains Rodolphe I" de Habs-
bourg, par ceux aussi de l'empereur de Constanti-
nople Andronic II Paléologue et de la Commune de
Gènes. Ils riionorèrent des plus riches cadeaux.
Ceux de l'emperem' allemand étaient présentés par
APRES LES DERNIERES CROISADES 5
treiile-dcux porteurs et consistaient en pelleteries de
zibelines et de petits-gris, en étoffes écai'lates, en
vêtements de fin lin vénitien. Les dons de la Coni-
ninne de Gènes consistaient en deux l)allots de satins
et de tissus dits « sarsina " d'après des modèles
orientaux, plus six faucons de chasse, un grand chien
blanc ' plus grand qu'un lion » , peut-être un ours
blanc. Ceux du basileus de Constantinople étaient un
ballot de satin et quatre de tapis. Dans l'ambassade
allemande figurait un des plus grands voyageurs en
Orient de l'époque, qui avait parcouru toute la Pales-
tine, Chypre et l'Arménie, Burchard de Monte Sion.
Deux années plus tard, nouvelles réclamations du
Soudan. 11 se plaint que le prince Bohémond d'An-
tioche, comte de Tripoli, ait à son tour transgressé
les trêves. Une grosse armée qu'il avait dans le Nord
de la Syrie assiège Laodicée et la prend à coups de
catapultes, le 30 avril 1287. En octobre déjà Bohé-
mond VII, le prince d'Antioche et de Tripoli, meurt
sans postérité, et Kélaoun attaque bientôt après sa
puissante ville de Tripoli, le principal comptoir des
négociants génois avec l'Egypte. Il la prend après
trente-quatre jours de siège, le 2f) avril 1281), malgré
l'arrivée d'une armée de secours partie de Saint-
Jean-d'Acre. Dix-neuf catapultes et quinze cents mi-
neurs viennent à bout de ses formidables murailles.
Une partie des assiégés s'était réfugiée dans l'île
placée à l'entrée du port, dans l'église de Saint-
« FIN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
Thomas, mais les vainqueurs les y poursuivirent et
les massacrèrent jusqu'au dernier. On compta parmi
les morts le frère Templier Guillerme de Cordone,
autrefois j^ardien des Franciscains d'Oxford, qui,
armé seulement d'une croix, se jeta coura^jeusement
à la rencontre de l'ennemi, et aussi Lureta, l'abbesse
d*un couvent de femmes, qui, tombée dans la part de
butin d'un émir, pour échapper à la souillure fatale,
réussit par ruse à se donner la mort, tandis que ses
sœurs tombaient dans un horrible esclavage. Elle
avait, dit la Chronique^ persuadé à son maître sar-
rasin qu'elle était invulnérable. Lui, voulant s'en
assurer, la frappa d'un cimeterre et la tua.
Très peu de temps après tombent aussi Nephin
forteresse des Hospitaliers, puis Batroun. Les fu^jï-
tifs de Tripoli se réfufjient en Chypre, à Tyr, k Saint-
Jean-d'Acre. Les dernières vieilles cités chrétiennes
maritimes de Syrie succombent ainsi les unes après
les autres sous les coups des Sarrasins. Leur histoire
n'est plusqu'une mort lente, une interminable et iné-
vitable afjonie. Les lamentations, les plaintes dou-
loureuses de leurs habitants, adressées à leurs frères
d'Occident, ne cessent pas un instant.
Cette même année 1289, Jean de Grailly, capitaine
des compagnies françaises de Saint-Jean-d'Acre,
entretenues aux frais du roi de France, de concert
avec les deux frères prêcheius dominicains Hugues
et Jean, avec l'Hospitalier Pierre d'Hezquam et le
APRES LES DEHNIERES CROISADES 7
Templier Hertrand, se rendirent en toute hâte à
Rome pour implorer le secours du pape et de la
chrétienté occidentale. Ils ne rencontrèrent presque
partout, hélas! que d'insuffisantes sympathies. Seul
le souverain pontife, Nicolas IV, mit tout en œuvre
pour ranimer le zèle des royaumes de TOccident. FI
fit partout, en Italie comme ailleurs, prêcher ardem-
ment la croisade, promit une flotte de vingt galères
(le Venise et fournit de larges subsides. Il alla jusqu'à
faire négocier en faveur des lamentables restes du
royaume de Jérusalem auprès d'Argoun, le Khan
des Mongols, auprès du roi Héthoum II d'Arménie,
des Jacobites, des souverains même d'Éthio[)ie et de
Géorgie. Le 5 janvier 1291, il adressait à toute la
chrétienté, en faveur de la Terre Sainte, une suprême
et déchirante prière.
Entre temps, dès le mois de mai 1290, en suite
des appels à une nouvelle croisade, de nombreuses
bandes de pèlerins avaient commencé à se grouper
en Lombardie, en Toscane, dans les marches de
Trévise et d'Ancône, à Parme, à Modène, à Bologne,
pour aller s'embarquer sur les galères de Venise
toutes prêtes à partir. Au nombre de vingt, nombre
annoncé par Nicolas IV, sous le commandement de
Nicolas Tiepolo, fils du doge Jacques Tiepolo et
d'une fille du ban de Serbie, de Jean de Grailly et
de Roux de Sully, chacun porteur de mille onces d'or,
ces navires avaient vogué vers la Syrie, recrutant en
8 FIN DE LA DOMINATION FRANQUB EN SYRIE
route, par la munificence du roi Jacques d*Aragon,
cinfj autres [galères. Mais une partie seulement de
cette petite flotte fort mal cquipée, encore |)lus
insuffisamment armée, demeura à Acre, ainsi que
nous Talions voir.
Les appels du pape aux souverains d'Europe, à
ceux de France, de Honfjrie, d'Anf^leterre se pour-
suivaient. Partout les prédicateurs prêchaient avec
passion pour que les fidèles se ralliassent à la croi-
sade décidée par le roi lïdouard d'Aufjleterre. C'est
R ce moment que survint enfin la catastrophe su-
prême, c'est-à-dire la prise de Saint-.Iean-d'Acre,
parle soudan d'Éf^ypte! C'est ce terrible événement
que je vais raconter ici.
Saint-Jean-d'Acre, cette première et plus grande
cité franque d'Orient, était à cette date une ville
extraordinaire, peut-être la plus étrange du monde
entier. Depuis des années, tous les débris des popu-
lations si longtemps florissantes de l'Orient latin,
maintenant chassées petit à petit de toutes les côtes de
Syrie, avaient reflué sous la protection de ses gigan-
tesques murailles. D'autre part, on voyait accouiir
chaque année dans son port des milliers de croisés,
plutôt des milliers d'aventuriers d'Occident que n'at-
tirait plus tant la dévotion aux Lieux Saints que
l'amour du lucre, du pillage et des batailles. Dans
son enceinte résidaient encore les états-majors et les
principaux contingents des grands et si fameux Or-
APRES LES DERNIERES CROISADES 9
dres reli[;ieux et militaires du Temple, de Saint-
Jean de Jérusalem et des chevaliers teutoniques,
puis aussi tous les petits corps d'armée entretenus
en Syrie par le Pape, par le roi de France, par les
divers autres souverains d'Occident, [)ar le roi de
Chypre, et une quantité de renéfjats fuyant pour une
raison ou une autre le séjour des villes de l'islam en
Éjjypte ou en Syrie, enfin toute une immense popu-
lation louche accourue là de tous les coins de la terre,
et qui faisait dire à Jacques de Vitriaco qu'Acre était
la M sentine « de toute la chrétienté. Cette masse de
soldats, de (juerriers, de mercenaires attiraient
encore une autre clientèle infiniment nombreuse.
D'après un chroniqueur, il y aurait eu en une fois
dans cette ville jusqu'à quatorze mille prostituées.
Un voYa(][eur allemand, appelé Ludolf de Suchem,
qui, vers la fin de la première moitié du quator-
zième siècle, visita les ruines de Saint-Jean-d'Acre,
et put à cette occasion utiliser les récits de témoins
oculaires de son ancienne splendeur, nous a fait de
cette ville cette curieuse autant que naïve descrip-
tion :
« Cette célèbre cité d'Acre, dit-il, est située sur le
riva(je de la mer, construite de blocs de pierre d'une
grosseur extraordinaire avec des tours hautes et très
fortes, à peine distantes d'un jet de pierre les unes
des autres. Chaque porte est flanquée de deux tours.
Les murailles étaient, comme elles le sont encore
2
10 PIN DE LA DOMINATION PRANQUE EN SYRIE
aujourd'hui, d*une épaisseur telle que deux chariots
courant en sens contraire pouvaient s'y croiser très
facilement. Du côte de terre aussi elles étaient très
puissantes, avec des fossés très profonds, protéf^ées
encore par une foule de bastions et d'ouvraf][es de
toute espèce. Les places et carrefours dans la ville
étaient d'une grande pro|)reté. Toutes les maisons
étaient de même hauteur, uniformément bâties de
pierres taillées, merveilleusement ornées de fenêtres
de verre et de fresques, et tous ces palais, tous ces
édifices, nullement bâtis pour les seules nécessités de
l'existence, mais bien uniquement pour le luxe et la
jouissance, étaient soigneusement et délicatement, au
gré et à la fantaisie de leurs propriétaires, décorés de
verres, de peintures, de tentures et autres ornements
tant â l'intérieur qu'à l'extérieur. Les espaces libres
dans la cité étaient protégés de l'ardeur du soleil par
de splendides tentures de soie ou d'autres tissus. A
chaque angle de chaque place s'élevait une très forte
tour avec une porte en fer et des chaînes de même
pour la consolider. Tous les hauts personnages habi-
taient dans la banlieue de la ville dans de très forts
châteaux et palais. Au centre de la cité demeuraient
les artisans et les marchands, chacun cantonné sui-
vant son industrie dans un quartier spécial, et tous les
habitants de la ville se comportaient comme jadis les
Romains, comme des seigneurs qu'ils étaient. Demeu-
raient dans cette ville par rang d'importance : le roi
APRES LES DERNIERES CROISADES 11
de Chypre et de J«M*iisalem et son frère Ainaury (I ),
et encore beaucoup d'autres memhi*es importants de
sa faïuille, les princes de Galilée et d'Antioclie, ainsi
que le coniuiandant en chef des troupes du roi de
France, puis le duc de Césarée (2), les seigneurs de
Tyr (3), de Tibériade et Sidon, le comte de Tripoli
et Jaffa, le sire de Barutli ou Beirout, celui d'Ibelin,
les seigneurs de Pysan, d'Arsuf et de Vaus, comme
aussi les nobles de Blanchegarde. Tous ces seigneurs,
ducs, comtes, nobles et barons, circulaient par les
carrefours de la ville, la couronne d'or en tête (!)
avec un appareil royal et chacun en particulier s'en-
tourait, à l'égal d'un roi, de soldats, de gardes et de
trabans somptueusement armés, montés sur des che-
vaux de guerre, merveilleusement ornés d'or et d'ar-
gent, chacun s'efforçant de dépasser en luxe tous les
autres, et chaque jour c'étaient jeux, tournois et exer-
cices d'armes, toutes sortes de fêtes, de chasses et
toutes sortes de divertissements guerriers, et chacun
de ces seigneurs, en outre de son palais et de son
château, jouissait de toutes sortes de privilèges et
d'exemptions d'impôts.
" Dans cette même ville habitaient encore pour la
défense de la Foi contre les Sarrasins le Maître et les
(1) Créé par son frère en 1289 son lieutenant du Saint Royaume
avec le titre de baile; il était prince de Tyr et connétable du royaume
de Chypre.
(2) En réalité il n'y en avait pas.
(3) C'était, on vient de le voir, le prince Auiaury de Lusignan.
12 FIN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
frères de rOrdre de Saiiit-Jeati de Jérusalem, de
même ceux de l'Ordre Teutonique, des Ordres de
Saint-Tliouias et de Saint-Lazare. Tous ceux-là
vivaient dans Saint-Jean-d'Acre. Là était le siège de
leurs Ordres, et sans cesse, de jour comme de nuit,
ils combattaient avec leurs compagnons contre les
Sarrasins (1). Vivaient encore à Acre les plus riches
marchands ((ui fussent sous le ciel, assemblés ici de
toutes les nations de la terre. Là vivaient les Pisans,
les Génois, les Lombards, par les maudites discordes
desquels Acre fut finalement détruite, car ils se con-
duisaient tous exactement comme des seigneurs indé-
pendants. Du lever au coucher du soleil on apportait
ici toutes les marchandises de l'Univers; tout ce qui
pouvait se trouver d'extraordinaire et de rare dans le
monde, on l'apportait ici à cause des princes et des
grands qui y demeuraient. »
Tandis qu'en apparence, ainsi qu'il ressort de ce
curieux récit, la ville de Saint-Jean-d'Acre, éblouis-
sant le monde du fracas de ses richesses et de la
midtitude de ses habitants, donnait l'impression
d'une faculté de résistance extraordinaire, bien au
contraire, à l'intérieur, toutes les forces vives de
cette cité se trouvaient comme paralysées par les
incessantes et souvent sanglantes dissensions enti*e
(t) Il est ëtrangc que Luclolf de Suchcui ne prononce pas le nom du
patriarche ni de tant d'autres ëvèques, prieurs et abbés de Terre Sainte,
qui vivaient réfugiés à Acre, dépossédés de leurs sièges.
^
I
i
\
APRÈS LES DERNIÉUES CROISADES 13
les clievaliers des Ordres relifjieiix et les inarcliaiids
italiens ou encore de ceux-ci entre eux et avec ceux
de:i diverses autres nations. Il n*est pas un chroni-
queur de Irpoquc qui ne fasse incessamment allu-
sion à ces inierminables ((ucrelles qui constituaient
pour cette vaste agglomération le plus grave péril et
qui devaient finalement la livrer presque sans défense
aux coups des Sarrasins maudits. Mais, circonstance
peut-être })lus douloureuse encore, c'était dans cette
immense |>opulation d'origine si variée le man([ue
absolu de toute moralité qui rendait impossible
l'exercice de toute vertu civique ou familiale. Tous
les vices se donnaient libre cours parmi cette énorme
agglomération de soldats et de trafiquants accourus
ici des quatre coins du monde. Tous les récits chré-
tiens contemporains, toutes les lettres des hauts per-
sonnages d'ordre civil ou religieux retentissent de
plaintes amères à l'occasion de ces faits lamen-
tables.
Ajoutez à ces circonstances désastreuses un véri-
table épuisement de la jeune génération militaire
dans toute l'Europe amené par l'immense déperdi-
tion de vies humaines et de trésors engloutis depuis
tant d'années dans les luttes pour la Terre Sainte ou
dans celles qu'avait entreprises la papauté pour la
destruction des païens et des hérétiques, comme aussi
pour la lutte si prolongée contre Frédéric II, puis
après celui-là contre Conrad IV etConradin. Enfin,
14 FIN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
à la suite des constants échecs qui avaient été la seule
sanction de tant d'espérances, à la suite de tant de
prophéties dictées j)ar la politique de l'Église, et qui
ne s'étaient jamais réalisées, mille voix autorisées
avaient commencé à s*élever par toute l'Europe pour
( rili(|uer à la fois la conduite du pape et tant d'éner-
gies irnitileinent consumées dans la lutte sécidaire
|)our hi cioisadc. Par ces causes diverses, le zèle qui
avail diiraui des siècles suscité lant de miracles était',
hélas ! infiniment diminué. Les malheureux débris de
la puissance latine en Orient réfugiés derrière les
hautes murailles de Saint-Jean-d'Acre n'allaient
presque plus avoir à compter que sur leurs propres
forces conlre l'effort infiniment puissant du monde
sarrasin.
Après les catastrophes qui venaient de marquer la
Hn lamentable de la dynastie des Hohenstaufen, la
ruine de la puissance impériale et l'anarchie germa-
nique, les seules puissances dont le Pape pouvait
encore implorer le secours en laveur de la Terre Sainte
étaient l'Angleterre et la France. De l'Allemagne
même, il est à peine question dans les Bulles pour la
croisade. Mais, à Paris comme à Londres, Nicolas IV
n'obtenait que de belles promesses dépourvues de
sanction. Toutes les menaces divines étaient impuis-
santes en face de cette immence apathie. Les desti-
nées des dernières possessions latines en Orient
allaient donc s'accomplir et les éciivains chrétiens
APRKS LES DEllNIÈRES CROISADES 15
routeinpoi-aiiis avouent, avec une rare luiaiiiinitr,
((ue la terrible catastrophe qui devait les accabler
<»tait justement méritce. L'historien arabe Makrizi
raconte rjue les Francs (|ui venaient «l'Occident en
Palestine étaient d'ordinaire des aventuriers capables
de tous les crimes! Sans doute ce jugement scvère
n'était pas sans fondement. Ainsi que je l'ai dit, les
chroniqueurs chrétiens sont tous d*accord pour dé-
plorer l'intense corruption et l'esprit de violence qui
ré[];naient à cette époque dans les derniers établisse-
ments latins d'Outre-mer.
Les bandes que le pape Nicolas avait envoyées de
Venise à Acre sous le commandement de l'évêque de
Tripoli menaient dans cette ville l'existence la plus
dissolue et la plus brutale. Passant les jours et les
nuits dans les tavernes et les maisons publiques, ne
sachant comment employer leur oisiveté, ou bien,
suivant certains récits, parce qu'on ne leur payait
pas régulièrement la solde promise, ces aventuriers
de la pire espèce se livraient vis-à-vis des habitants
à toutes sortes de violences et de crimes. Les agglo-
mérations et exploitations agricoles de la banlieue de
la ville, appartenant en majeure partie à des Musul-
mans, étaient sans cesse pillées et ravagées par eux.
Toute résistance était noyée dans des flots de sang.
Tantôt c'était une trentaine de paysans assassinés,
tantôt dix-neuf marchands. Le biographe de Ké-
laoun va jusqu'à reproduire ce récit probablement
16 FIN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
faux que les Chn'îtiens, après le massacre de ces
Musulmans, vouhnrnt se donner l'apparence du
droit, en pendant comme coupnMcs des Mnsiilmans
revêtus du costume d'esclaves
Cette brutale indiscipline des Occidentaux fournit
ti'op tôt au Soudan l'occasion d'une ruptui-e en appa-
rence lc{ptimc. Les plus importantes sources arabes
et même latines, l'auteur de la Vie de Kélaoïin
entre autres, donnent comme ori[jine à l'ouverture
des hostilités le fait suivant : " Quelques-uns des
guerriers croises amenés par Tiepolo et Jean de
Grailly, dont la solde n'avait pas été payée, fatigués
de leur inaction, ayant rencontré dans la campagne
de Saint-Jcan-d'Acre des paysans syriens musulmans,
portant des vivres au marché de la ville, en tuèrent
ou blessèrent plusieurs. Atteints par cette sorte de
folie sanguinaire qui s'emparait des nouveaux débar-
qués à la vue des Infidèles, ces hommes parcoururent
ensuite bruyamment les divers quartiers de la ville.
Parvenus près de l'édifice du Camhio, ils envahirent
un des bazars ou fondouks et y massacrèrent plu-
sieurs marchands sarrasins. Quelques chevaliers des
Ordres, accourus au bruit, eurent toutes les peines
du monde à sauver la vie des autresMusulmans épars
dans cet édifice en les prenant sous leiu* protection
pour les conduire au château royal. Cet incident, qui
fut le j)rétexte de la rupture suprême, est d'ailleurs
raconté très diversement par les écrivains contempo-
APRES LES DERiNIERËS CROISADES 17
raiiis, surtout lorsqu'ils sout de race et de reli{;ion
(liffcM'cntcs.
Les magistrats d'Acre, fort effrayés, écrivirent au
Soudan |)our s'excuser, lui faisant savoir que des
Musulmans ayant fait une partie de débauche avec
des Chrétiens nouvellement arrivés d'Occident, une
rixe s'était élevée et que les Musulmans s'étant portés
à quelques violences avaient été massacrés. « Mais,
ajoute l'auteur arabe Mohi-ed-dîn, le même qui
figura j)lus tard dans diverses né^rociations que je
vais raconter, ces excuses étaient sans fondement. »
i< Je tiens, poursuit cet écrivain, d'une personne qui
était alors dans la ville, que la chose s'était passée
de la manière que voici : « Un Musulman avait séduit
la femme d'un riche bourgeois d'Acre, ayant fait
avec elle une partie de débauche dans un jardin situé
hors de la ville; tout à coup le mari était arrivé et, les
surprenant ensend>le, les avait tous deux poignardés;
ensuite, dans sa fureur, il s'était jeté le fer à la main
sur tous les Musulmans qui s'étaient trouvés sur son
passage et en avait tué plusieurs. »
Quoi qu'il en soit de ces récits si précis et pourtant
si divers, le Soudan, décidé dès longtemps à saisir le
plus léger prétexte pour en finir avec Saint-Jean-
d'Acre et les derniers établissements chrétiens en
Syrie, ravi de l'incident, assembla son conseil pour
délibérer sur cette affaire. Le régent Amaury eut
beau lui faire représenter que ces folles agressions
3
is 1 IN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
étaient le fait non de boiiqjeois de la ville mais
d'hommes isolés, « apparrenant tons à la croisade »
et sur Icscpicis ni lui ni personne à Acre n'avait d'au-
torité; il eut beau jurer au nom du roi de (Chypre son
frère que tous, à Saint-.)ean-d' Acre, voulaient ferme-
ment la paix. Le sièfjede Kélaoun était faitd'avance.
Il ne voulut rien entendre. Cependant, ainsi que plus
tard les maréchaux de Napoléon, quelques-uns de
ses émirs commençaient à sou|)irer a|)rcs le repos,
avides de jouircnfinen toute tranquillité des richesses
acquises par tant de victoires. On apporta une copie
du dernier traité conclu entre le Soudan et la Com-
mune d'Acre; les articles en furent minutieusement
examinés pour y trouver prétexte à quelque conflit.
Après nifue léflexion, la plupart des conseillers de
Kélaoun estimèrent qu'il n'y avait [)as lieu, pour ces
sanf|[lantes, mais accidentelles bagarres, à recommen-
cer les hostilités. Tel fut entre autres l'avis de Fath-
ed-dîn lui-même, le jurisconsulte qui avait jadis
rédigé le traité. « Pour moi, poursuit Mohi-ed-din,
je n'avais rien dit jusque-là; Fath-ed-din, se toiu*-
nant vers moi, me demanda mon avis; je répondis :
« Moi, je suis toujours de l'avis du sultan; s'il veut
annuler le traité, le traité sera nul; s'il veut le main-
tenir, il sera valide. — Ce n'est pas de cela qu'il
s'agit, reprit Fath-cd-din; nous savons que le sultan
veut la guerre. » Là-dessus, je citai un article du
traité (|ui jjorlait (nie, s'il venait à Acre des Chrétiens
APRES LES DERNIERES CROISADES 1«
(le l*Occi(lciit qui formassent de mauvais desseins
contre les Musulmans, ce serait aux magistrats et
au gouverneur de la ville de les réprimer. J'ajoutai
(|uc, dans le cas présent, les magistrats auraient dû
empêcher ce meurtre ou tout du moins le punir; (jue,
s'ils ne s'étaient pas trouvés assez forts pour le faire,
ils devaient au moins le dénoncer eux-mêmes afin
tproii v [)ortât remède ». A ces mots, le sultan ne
put contenir sa joie; il commença aussitôt ses prépa-
ratifs et ordonna de cou[)cr des hois dans toute la
région de Balbcck et dans celle qui s'étend entre
Césarée et Athlit, pour procéder immédiatement à la
construction des machines de siège. « Ces travaux,
dit à son tour l'historien Makrizi, furent terriblement
troublés par des incursions de cavalerie franque et,
en hiver, par d'abondantes chutes de neige. »
Mis au courant des préparatifs secrets du sultan
par la trahison d'un émir lié d'amitié avec les cheva-
liers du Temple, les maîtres des trois Ordres, déjà
terrifiés par ces nouvelles, le furent bien davantage
encore en lisant une lettre adressée par le Soudan au
Maître du Temple, dans laquelle il lui disait qu'il se
vengerait de cette rupture de la trêve en mettant la
ville d'Acre à feu et à sang. Kélaoun, en terminant
cette missive, ajoutait que le sort de Saint-Jean-
d'Acre était décidé et qu'il était tout à fait inutile de
tenter de le fléchir par une ambassade. Malgré cela
on se décida à lui en envoyer encore une. Ludolf de
±0 FIN DE LA DOMINATION FUANQUE EN SYRIE
Sucliem raconte inétne à ce sujet que le Grand Maître
(lu Temple, '< qui était l'ami intime du Soudan » ,
ayant envoyé une députation à celui-ci pour implo-
rer la paix, Kclaoun lui aurait fait répondre qu'il se
contenterait d'un sequin vénitien par tête d'habitant,
mais que le Grand Maître ayant réuni le peuple dans
réfjlise de Sainte-Croix pour lui faire part de ces
conditions, fut insulté par la foule. On le traita de
traître. 11 n'échappa qu'avec peine à des violences
matérielles.
Entre temps le bruit commençait à se répandre en
Syrie que le sultan marchait sur Saint-Jean-d'Acre
avec toutes ses forces. Malfjré les supplications du
patriarche, Nicolas Tiepolo fut parmi ceux qui s'en
allèrent les premiers. Une partie des forces (jn'il
avait amenées partit avec lui.
Vers la fin de l'an 1290 ou dans les premières
semaines de 1291, Kélaoun, dans une proclamation
longuement motivée, annonça à ses peuples qu'il
allait venfjfcr par la prise de Saint-Jean-d'Acre les
violations incessantes des trêves commises par les
chrétiens. Cette nouvelle fut accueillie avec un im-
mense et pieux enthousiasme par tout le monde
musulman. De même dans une lettre fameuse dont
le texte authentique nous a été conservé, écrite au
roi Uéthoum d'Arménie, Kélaoun annonçait à ce
prince qu'il avait juré sur le Coran de ne laisser la
vie à aucun habitant chrétien de la cité maudite.
APRES LES DEHNIEUES CllOISÂDES 11
Nous venons de voir que, malgré la défense du
sultan, les Francs lui avaient encore dépêché une
ambassade sup[)liante. C'était, hélas! une mesure
hieii inutile. Dès que les quatre envoyés chrétiens :
Philippe Maineheuf qui parlait la lan^jue arabe, le
leui plier Barthélémy Pisan de Chypre, un chevalier
de Saint-Jean et un scribe du nom de Georges, se
furent rendus à la cour de Kélaoun pour lui donner
toute satisfaction, ils furent sans autre forme de
procès jetés dans un cachot où ils périrent (I).
Comme ces malheureux ne reparaissaient pas, et que
tous les efforts des chevaliers des Ordres pour obte-
nii- la livraison au Soudan des coupables avaient
échoué devant le mauvais vouloir presque universel
de la population, les premiers personnages de la
cité, le patriarche Nicolas, les chefs des Ordres mili-
taires, Jean de Grailly et le fameux guerrier Otton
de Granson, qui était venu de Londres en Palestine
par Rome, se réunirent un jour dans la cathédrale
de Sainte-Croix d'Acre et s'entretinrent avec an-
goisse des mesures à prendre. Le vaillant patriarche
releva les courages défaillants. Dans une allocution
toute vibrante d'admirable énergie il exalta les sen-
timents de concorde chrétienne que l'imminence du
danger avait quelque peu ranimés parmi les défen-
seurs de ce suprême boulevard de la foi en Syrie,
(t) Une source chrétienne dit que cette ambassade eut lieu quarante
jours avant le début du siège.
M FIN DE LA DOMIINATION FHAKQUE EN SYKIE
u car il semble, leur dit-il, que vous ne soyez plus
cfn*un cœur et qu'une ame, car vous vous êtes ainsi
rendus a(^réablcs à Dieu et aux liouiines. »
On expédia en Occident dans toutes les directions
les plus pressants appels : an roi de Chypre, au
Pape, aux Ordres militaires. Ces derniers répondi-
rent par l'envoi de très nombreux chevaliers. On vit
de même arriver quelques nouvelles troupes de
secours provenant des dernières localités appailc-
nant aux Chrétiens sur le rivaj^fe de Syrie.
Sans cesse la population d'Acre était occupée tout
entière à s'approvisionner de vivres, à réparer et
renforcer avec ardeur les tours, les murailles [gigan-
tesques et les profonds fossés de son enceinte. Cette
population valide pouvait se monter en tout à 30 (KK)
ou 40000 personnes. Les hommes en état de com-
battre étaient au début du siège environ 14000, dont
800 chevaliers et 13000 hommes de pied. « Si des
forces relativement aussi faibles, dit Hôhricht, par-
vinrent à opposer durant plus de quarante jours une
résistance aussi énergique à l'énorme armée ennemie,
il faut attribuer ce résultat non seulement au cou-
rage des défenseurs qui luttaient en désespérés, mais
surtout à la force et à la perfection des ouvrages de
défense (jui formaient autour de Saint-Jean-d'Acre
une double et magnifi((ue ligne de circonvallation
faisant de cette ville la plus redoutable forteresse
d'Orient. »>
APRES LES DERNIERES CROISADES 23
D*autres sources estiment qu'il y avait assemblés
à ce moment à Acre environ 2(J()0 à 30(K) chevaliers
etl8()(K)liommes(lc|)ied,plns20(X)ou3(KK)écuyers,
seqjents ou tnrcopoles. « Dans ce nombre, dit M. de
Mas Latrie, ctaient compris tous les barons d'Outre-
mer et leur service, les hommes valides venus de
Tripoli et des autres villes chrétiennes conquises
récemment par les Arabes, les Communes, les mai-
sons mihtaires, enfin les croisés arrivés depuis la
proclamation de la guerre et les soldats tenant {][ar-
nison à Saint-Jean-d' Acre aux frais des rois de France
et d'Angleterre, tous Occidentaux, désignés sous le
nom habituel de gens de la Croisade. »'
Les nombres donnés par les diverses sources
varient en somme considérablement. Amadi parle de
70() clic valiers, 800 piétons, 13000 pèlerins armés. Un
autre énumère 40000 femmes et enfants, 30000 pèle-
rins, seulement 1 200 chevaliers, boni milites.
On répartit l'ensemble de ces forces en quatre
divisions. La première fut placée sous le commande-
ment de Jean de Graillv et du vaillant Otton deGran-
son ; la seconde sous celui du chef de la chevalerie
chypriote et du maréchal Henri de Bolanden (1),
délégué du Maître du Temple, Burchard de Schwan-
den ; la troisième sous celui des Maîtres de l'Hôpital
et de Saint-Thomas ; la quatrième sous celui des
(1) Il devait tomber le 18 mai avec Gautier (ou Walter) Broyken cl
tous le» frères de l'Ordre.
Î4 FIN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
Maîtres du Temple et de Saint- Lazare. Pour chacune
de ces quatre divisions, chacun des deux chefs dési-
gnes commandait alternativement. De chaque divi-
sion une moitié devait constamment, à partir de
la sixième heure, monter la {jarde sur le rempart
durant huit heures consécutives; la seconde moitié
la remplaçait alors et ainsi de suite. La moitié qui
ne veillait pas sur le rempart avait la [][arde dos
portes.
« Les Templiers et les Hospitaliers, dit M. de Mas
Latrie, renforcés des chevaliers de TÉpée et du
Saint-Esprit, qu'on voit pour la première fois fijjurer
dans les événements, s'étaient chargés de veiller à
toute la partie septentrionale des remparts, depuis
la mer jusqu'à une haute tour carrée, située à peu
près au centre des fortifications, vers la plaine,
nommé la Tour Maudite. D'après les plans anciens,
elle se dressait sur la première ligne de circonvalla-
tion, dans l'angle nord-est. De ce point à la mer,
vers le midi et le Carmel, sur les ouvrages de Saint-
Nicolas, du Pont et du Légat, veillaient Jean de
Grailly et Otton de Granson, qui avaient avec eux
les Communes et tous les croisés.
« Le prince de Tyr, portant toujours le titre de
haile du royaume de Jérusalem, mais exerrant en
réalité une si faihie autorité qu'aucune des chro-
niques européennes ne l'a mentionné, n'avait pas
quitté la ville. Il y résidait, s'il n'y commandait pas,
APRÈS LES DERNIERES CROISADES Î5
au nom de son frère le roi de Chypre; et, en atten-
dant l'arri\;ée de ce dernier, il s'était établi, avec les
chevaliers de Syrie et ceux venus déjà de Chypre,
au poste peut-être le plus dauf^crcux, dans une
{jrossc tour ronde, nouvelleuient édifiée, qu'on appe-
lait la Tour du roi Henri. Cette construction, contre
hupu^llc se dirigea l'effort principal de l'attaque,
(•lait située en avant de la Tour Maudite et de l'en-
ceinte continue, près d'un autre ouvrage récent et
extérieur, dési[jné sous le nom de Porte ou Harba-
cane du roi Hu(jues, parce que le frère du roi
Henri II l'avait vraisemblablement fait construire.
Les sources françaises affirment que Jean de
(iiailly avait le commandement supérieur de la ville.
Suivant d'autres, le Grand Maître des Templiers,
Guinaumc de Beaujcu, était le véritable (général en
chef; aveu trop réel qu'il n'y eut pas assez d'unité
dans la direction des troupes réunies à Acre et que
chaque corps dut aj^fir souvent isolément. Conrad,
Grand Maître de Notre-Dame des Allemands, se
plaça avec les fjens du roi de Chypre à la Tour
Ronde et à la Tour Maudite; les Italiens étaient con-
duits par leurs capitaines ou leurs consuls. II n'est
|)as question des Génois dans les récits du sïè^^e ; par
(!ontre, les Pisans se distinguèrent par leur activité
et leur courageuse industrie. Ils avaient construit,
non loin de la rue des Allemands, dont ils recher-
chaient toujours le voisinage, un grand engin en
4
Î6 FIN DE I.A DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
forme de catapulte qui contrehattait avantaj^jeuse-
iiient les machines des assiégeants.
Le 4 novembre 1290, le sultan f|iiilla enfin le
Kaire, à la tête de son armée, mais il tomba aussitôt
subitement malade et moiu'ut dès le 10 près de
Mardjed at-Tîn, à sept kilomètres seulement de sa
capitale, au milieu de la consternation de tous, suc-
combant à ini empoisonnement, suivant la croyance
nniverscllc. Amadi raconte qu'à son lit de mort il fit
jurer à son fils de mener à tout [)rix à bonne fin le
siège de Saint-.lean-d'Acre. Ce fils et successeur, qui
avait nom Malek-el-Ashraf, se hâta de rendre solen-
nellement les derniers devoirs à son père et s'occupa
incontinent avec la plus grande activité d'achever
l'ouvrage commencé! Au rapport d'ibn Férat, re-
nouvelant les [)rcscriptions paternelles, il expédia
dans toutes les provinces les ordres les plus pres-
sants pour l'armement général des contingents de
guerre et la confection des machines de siège. Au
mois de février 1291, l'émir Izz ed-dîn Aibek Afram
se rendit par son ordre au Liban pour y veiller à
cette construction. Dès le 4 mars, un premier con-
voi des portions de machines achevées fut mis en
marche; le 15 du mois déjà on procéda au montage
de ces diverses pièces sous le commandement de
l'émir Alam ed-din Sindschar.
De toutes parts, à ra|)pel du nouveau sultan, en
Egypte comme en Syrie et en Mésopotamie, la foule
ÂPRES LES DEllNIEHES CUOISADES 27
(les {guerriers sarrasins courait aux armes. Tous ceux
(le Damas, de Hamali, de tout le reste de la Syrie,
du pays de Misr cjui est i'Éjjypte, de l'Arabie aussi,
se mirent eu route [)ar (groupes nombreux. Tout fut
disposé pour eu Huir enfin avec cette odieuse cité
de Saint-Jean-d'Acre, écliarde douloureuse dans la
cliair de l'Islam. Le vin^jt-troisième jour de mars,
le naïb ou généralissime de Syrie, Hussam ed-dîn
Togbril, (juittait de son côté le Kaire pour aller
assembler le reste des contingents syriens. Le 2() mars
enfin, le valeureux prince de Ilamab, Malek el-
Muzaffar, le propre frère de l'historien géographe
célèbre Abou'l féda, fit son entrée à Damas à la tête
de ses contingents; le lendemain, ce fut le tour de
Seif ed-dîn Helban, l'émir ou gouverneur du puis-
sant château des Kurdes. Une immense agitation
militaire animuit toutes les poudreuses routes de
Syrie convergeant à la grande citadelle chrétienne.
D'innombrables et lents convois de chameaux pelés,
aux files interminables, des bandes infinies de pié-
tons et de cavahers aux blancs manteaux, semblaient
comme un peuple de fourmis accourant à la curée.
L'historien Abou'l féda, dont la chronique histo-
rique nous est un document si précieux, commandait
personnellement dans l'armée de son père, le prince
de Ilamab, à un groupe de dix hommes à l'aide des-
(piels il surveillait et dirigeait le voyage d'un segment
(inie roue) d'une catapulte de proportions tellement
28 FIN DE LA DOMINATION FIIANQUE EN SYKIE
gigantesques que l'eiiscnible nécessitait cent paires
de bœufs pour le transport. Cette formidable inacbinc
avait nom .< la Victorieuse " , al Maiisitrije. Le trajet
jusfprà Acre fut infiniment pénible, grâce au plus
terrible, au plus inclément des In vers. Une pluie gla-
ciale tombait incessamment en véritables cataractes.
La route était abominable, surtout entre Mesn el
Akrad et Damas. Les bœufs, accablés par la rigueur
du froid et les cliemins si affreux, mouraient en tpian-
tité. D'Hesn el Akrad à Acre, la cavalerie mit plus
d'un mois à faire le trajet au lieu des quelques jours
qu'on prenait d'ordinaire. Les troupes de Hamali
prirent place à l'aile droite de l'armée assiégeante.
La « Victorieuse » fut disposée en face de la section
du rempart confiée à la garde des IMsans.
Cependant, en r^gypte, dans la nuit du 24 fé-
vrier 1291, le nouveau soudan, impatient d'illustrer
son règne sur les traces de son père en délivrant la
Syrie de la présence des Infidèles, avait réuni en
une grande fête au tombeau de celui-ci, dans la koub-
bet ou mosquée funéraire dite Mansuriijey tous les
notables, les savants, les cadis, les docteurs de la loi
et les lecteurs du Koran du Kaire. Tous ces véné-
rables personnages jusqu'à l'aube lurent les livres
saintsà l'intention de l'illustre défunt. Malek-el-Asbraf
leur fit faire de somptueuses distributions de vête-
ments d'ap[)arat et d'argent. Il ordoinui de jeter éga-
lement de la menue monnaie au peuple et fit d'autres
APRES LES DERNIEUES CROISADES ÎO
abondantes aumônes. LeO mars, il prit enfin la route
(le Damas, accompagné par son harem (ju'il laissa
dans cette ville. Avant qu*il ne poursuivît de là sa
loute vers Saint-.Jeaii-d'Acre, raconte Makrizi, le
sclieik Sclieref ed-din liiisiri vil on rêve un inconnu
(|ui récitait ces vers :
a Déjà les Musulmans ont pris Acre et coupé la
tête aux Infidèles. Notre sultan a conduit à l'ennemi
des escadrons qui ont réduit en poussière sous leurs
sabots de vraies montagnes. Les Turcs ont juré au
départ de ne laisser pas un pouce du sol aux Francs. «
De même, au moment du départ du sultan le cadi
Molli ed-dîn Abd ez Zahir lui chanta ces vers : « O
vous, les fils du Blond (le Christ), bientôt la ven-
geance de Dieu se déversera sur vous, dont il ne sub-
sistera rien! Dt^jà Malek-el-Ashraf est descendu sur
vos rivages. Préparez- vous à recevoir de sa main des
coups insupportables. »
Après que, vers la fin de mars, les premiers con-
tingents sarrasins eurent pénétré dans la grande plaine
qui enveloppe Saint-Jean-d'Acre et terriblement
ravagé cette riche banlieue de la capitale chrétienne,
le 5 avril, le sultan en personne, à la tête de tout le
reste de son immense armée, arriva sous les remparts
fameux. Ce jour-là, ces forces colossales se trou-
vèrent définitivement réunies. Il est impossible d'éva-
luer, même approximativement, leur nombre, qui
était certainement énorme. Les chiffres donnés par
30 FIN DE LA DOMINATION FIIANQUE EN SYKIE
les coiitcin|>oraiiis varient iiiHiiiinent entre six cent
mille et cent vinjjt mille (guerriers tant cavaliers que
fantassiiis.Uii clironirjueur anonyme parle dedix émirs
commandant chacun à (juatre mille cavaliers et deux
mille fantassins. M. de Mas Latrie donne les chiffres
de soixante mille cavaliers et de cent soixante mille
hommes de pied.
Les évaluations varient de même pour le nombre
des catapultes et autres machines de fjuerre que l'ar-
mée sarrasine traînait à sa suite. Une source chrétienne
donne le chiffre fantastique de six cent soixante-six,
uniquement parce que c*était là le nombre mysté-
rieux de l'Antéchrist! D'autres sources indiquent un
nombre beaucoup moins élevé. Abou'l IMiaradj parle
de trois cents. Un autre chroniqueur dit (pi'il y en
avait quatre-vinfjt-douze, ce qui serait déjà formi-
dable. Une partie, paraît-il, provenait de celles qui
avaient été prises auparavant sur les Francs. Deux
jours seulement après l'arrivée de l'armée, toutes ces
machines se trouvaient en place,(jrâceà la formidable
activité de ces milliers de guerriers de la foi. Déjà
quatre jours plus tard, le 12 avril, complètement ins-
tallées et montées, elles commencèrent à battre furieu-
sement la haute muraille chrétienne. Parmi les plus
puissantes de ces machines colossales, outre la « Victo-
lieuse » ou « Mansurije »> ,dont j'ai parlé déjà, on mon-
trait la » Furieuse », opposée aux Templiers, une troi-
sième encore opposée aux Hospitaliers, une quatrième
APRES LES DERNIERES CROISADES SI
opposée à la Tour Maudite. Aboul' Pliaradj dit que
l'aruiée assié{»ean!e comptait des uiilliersde uiiucurs.
Devant chaque tour on eu avait (iisposé mille (pii, au
moment de l'assaut, devaient les attarpier en sapant
leurs fondements. Ahoul' Mahaçen, autre historien ex-
cellent, dit cpie parmi les machines de siè(][e il y en avait
de si (*olossales et de si puissantes qu'elles lançaient des
(piartiers de roc pesant un quintal, même davantajje.
Les Musulmans eurent, par ce puissant moyen, bien-
tôt fait de pratiquer des brèches en différents endroits.
Le siège d'Acre, dit Abou'l Mahacen, commença
le jeudi, quatrième jour du mois de rébi second. On
y vit combattre les guerriers de toutes les contrées
de la terre alors connues. L'enthousiasme des Musul-
mans était tel que le nombre des volontaires dépas-
sait de beaucoup celui des troupes régulières. "
Ludolf de Suchem dit non sans exagération que l'im-
mense armée du sultan comptait six cent mille
combattants, que quarante jours durant, soixante
machines lancèrent à toute volée des pierres sur la
ville, que les flèches volaient si dru que d'après un
témoin oculaire un javelot lancé du rempart fut
incontinent fendu en mille morceaux par elles !
Chaque jour les Musulmans de blanc vêtus se pré-
cipitaient à l'assaut des murailles, pareils à une forêt
de lances, hurlant leurs imprécations et leurs furieux
cris de combat. Une musique guerrière assourdis-
sante, terrifiante, venait grossir encore cette clameur
32 Kl N l»l. I, A IH»M I N \ I Ion IHA.Ngl. K ES SYRIE
bcsiialc universelle, cxcilaiit Follement rardenr des
conii)altants (jui luiraient ainsi plusieurs heures du-
rant. Le eouihat se terminait pies^juc constamment
par la victoire des assiégés. C'est pourquoi ceux-ci,
ainsi que le déplore pieusement le récit peut-être
bien très exa{jérc d'un témoin oculaire, Arsénius, se
livraient journellement, malfjré ces circonstances si
effarantes, malgré le péril si pressant, à toutes sortes
de réjouissances et d'orgies dans les tavernes et les
maisons mal famées, « car ils ne pouvaient imaf^iner
que leur Un fût si proche, si effroyablement certaine,
et cependant aucun doute n'était possible à la vue de
cette énorme armée de sirf][equi étreijjnait cette mal-
heureuse cité depuis des jours et des jours déjà, i»
Quelques-unes de ces premières rencontres durent
être fort san^jlantes. La Chronique de Syrie parle
une fois, certainement avec {grande exaspération, de
20000 Sarrasins tués. Une autre fois, dans un
combat devant la |)orte Saint-Nicolas, Amadi parle
de 3000 Infidèles tués contre 8 Chrétiens seulement!
Aou'l féda, qui combattait, je l'ai dit, dans
l'armée de son père, le brillant prince de Ilamah,
raconte ce qui suit, rendant liommaf|e à la bravoure
des Francs : « Leur ardeur, dit-il, était telle (pi'ils
ne daifjnaient même pas fermer les portes de la ville.
Les troupes de Hamah étaient, comme à l'ordinaire,
placées à l'extrême droite des li(^nes de l'armée
assiégeante; nous avions la ville en face et la mer à
APRES LES DERMÈUES CROISADES 83
notre droite ; près de nous étaient postées des harqucs
clii'étieniies proté[jées contre le feu {^réfjeois par des
madriers et des niantclets de peaux de buffles; leurs
frondeurs nous iiicjuiétaicnt à coups de javelots et de
traits d'arbalète; il fallait nous défendre à la fois
des attaques de la garnison et de celle des vaisseaux
ennemis contre notre aile droite. Un jour les Francs
firent approcher de nous un nav*ire portant une ma-
chine de trait cpii lançait des pierres sur nous et sur
nos tentes. Ce navire nous était insupportable, mais
une nuit, il s'éleva un très fort vent qui le ballotta à
tel point que la machine fut complètement disloquée
et ne put plus fonctionner. Une nuit où brillait un
mafjnifique clair de lune, — c'était la nuit du 15 au
l() avril, — les Francs entreprirent une sortie contre
nous par la porte Saint-Lazare, et, surprenant notre
armée, ils pénétrèrent jusque parmi nos tentes;
repoussant devant eux nos avant-postes, ils nous
attaquèrent ainsi avec la dernière violence jusque
dans notre camp; mais ils s'embarrassèrent dans les
cordes des tentes; un des leurs, un chevalier, tomba
dans la fosse d'aisance d'un de nos émirs ; il y fut
massacré; on eut beaucoup de peine à se défaire de
ces fou^jueux assaillants; à la fin cependant ils
s'aperçurent que nous étions plus nombreux qu'eux
et les (jueriiers de Hamah les obligèrent à rentrer en
désordre dans la ville après qu'on en eut tué un
grand nombre. Le lendemain, au point du jour,
5
34 FIN DE LA DOMINATION FRANQIIE EN SYRIE
Malek-cl-Mir/affar, le prince de Haniah, mon père,
fit suspendre les lôles de phisieuis de leurs chefs aux
cous des (îlievaux qui leur avaient r\r pris or envoya
au sultan ce sanijlant butin. »
Les Gestes, à propos de ce combat, disent que les
chrétieins s'efforcèrent de jeter du feu grégeois dans
les boisages du camp ennemi, mais que l'officier
intitulé le vicomte du port, qui commandait cette
manœuvre, manqua son coup. Le jet trop court
endommagea simplement les propres machines des
assiégés. Une autre sortie entreprise presque aussitôt
après par la porte Saint- Antoine sous la protec-
tion d'une nuit sombre, échoua complètement parce
que les assiégeants éclairèrent immédiatement cette
obscurité de leurs feux innombrables. Il y eut environ
deux mille morts de chaque côté, ce qui parait
encore bien exagéré.
Toutes ces infortunes de guerre, les terribles pertes
subies par les assiégés dans leurs rencontres avec
l'armée si puissante du sultan, tellement plus nom-
breuse, et cela sans qu'ils pussent recevoir le moindre
renfort, les fatigues surhumaines occasionnées par le
service de garde aux remparts, service qui ne cessait
pas une minute, ni de jour, ni de nuit, la ruine déjà
commençante, sous le jet incessant des blocs géants
et sous l'action non moins incessante des mines, de
nombreuses tours et de non moins noud)reuscs sec-
tions des murailles, toutes ces causes réunies eurent
âPKES les DERNlËllES CUOISADES 35
tôt achevé, iiial(jré les débuts les plus brillants, de
paralyser les forces de résistance de cette f];arnison
cependant si pleine d*énei'gie et de courage. 11 en fut
surtout ainsi à partir du 4 niai lorsque de terribles
salves de feu grégeois et une grêle effroyable de
pierres énormes se déversèrent heure après heure,
jour après jour, sans un instant de répit, sur la
uialheureuse cité chrétienne. '
Les vivres, dit à peu près M. de Mas Latrie, régu-
lièreuient apportés du dehors par mer, ne man-
cpiaient point; mais l'espoir du succès, que l'énergie
de la défense avait donné d'abord, s'était affaiblie.
On avait déjà fait passer en Chypre une grande par-
tie des femmes et des vieillards. Il restait encore
dans la ville de très nombreux combattants. On répa-
rait bien aussitôt les portions de muraille abattues
par les machines des assiégeants. Les pierres ou le
temps venant à manquer, on fermait les brèches au
moyen de fortes estacades de bois; on improvisait un
rempart avec des sacs de coton et de laine, derrière
lesquels on continuait à combattre avec acharnement;
uiais les assiégés ne pouvaient plus arrêter les travaux
des mineurs, qui s'avançaient vers la Tour du roi Henri
et sapaient, en même temps, les fortifications en dix
endroits différents. On remarqua aussi, dans ce siège
mémorable, des compagnies d'artificiers arabes qui,
une fois parvenus à la portée du trait, jetaient avec
enseuible le feu grégeois sur les chrétiens, pendant
36 FIN DE LA DOMINATION FRANODE EN SYRIE
que les archers, dont la fumée cachait la position,
faisaient pleuvoir dans leurs ranj^s une {jrèlede traits.
D'autres lançaient des projectiles en faïence ou en
terre cuite en forme de [grenades, qui contenaient un
mélange détonant : au moindre choc, la fjrenade
éclatait, projetant en tous sens ses frafjments meur-
triers.
Toutefois, dans ce même jour du 4 mai, alors que
ce sièfje terrible durait depuis un mois etque les (gale-
ries des mineurs avaient atteint déjà le pied de la Tour
du roi Henri, les assiégés virent avec unejoie profonde
arriver enfin par mer un secours précieux : c'était le
roi Henri de Chypre qui accourait à leur aide avec
une petite armée montée sur une flotlille d'environ
(piarante navires. Les sources diffèrent beaucoup sur
l'importance de ce corps auxiliaire. Marino Sanuto
parle de deux cents chevaliers et de cinq cents hommes
de pied. L'archevêque Jean de Nicosie, au dire du
même auteur, accompagnait son souverain. Tous ou
presque tous les auteurs sont par contre d'accord
pour louer la bravoure du jeune roi (1). Les assiégés,
transportés d'allégresse, l'accueillirent en allumant
des feux de joie. Il combattit vaillamment les infi-
dèles, mais son cor[)S d'armée était réellement trop
faible et il ne conquit pas plus d'influence dans la direc-
tion des événements que ne l'avait fait son frère qui,
(i) Ceux, en prtil noiiibri*, qui TaRcutent de lâcheté, «ont iiianifette-
inent de inauvaite foi.
APRES LES DERNIERES CROISADES 37
lui, était à Acre depuis avant le commencement du
siège. De même il échoua entièreuient aussi bien dans
ses tentatives pour prévenir ou éteindre les teriibles
dissensions sans cesse renaissantes entre les chevaliers
des divers Ordres et entre ceux-ci et les trafiquants
italiens que dans celles pour empêcher la fuite
secrète, incessante, de beaucoup de personnages
considérables qui, affolés de terreur, chaque nuit
réussissaient à s'embarquer pour l'île de Chypre. Ces
terribles querelles entre associés semblent avoir eu
pour la défense un résultat vraiment déplorable.
Ludolf de Suchem dit ouvertement que Saint-Jean-
d'Acre fut perdue par la faute des commerçants ita-
liens. Il dit que les perpétuelles zizanies des combat-
tants latins paralysèrent leur action. Seuls, selon lui,
les chevaliers teutoniques combattirent sans reproche
jusqu'à la fîn.
Aussitôt après son arrivée, le roi, malgré les bien
faibles chances qu'il y avait encore de repousser les
assiégés, alors que la situation semblait presque
désespérée, crut devoir faire une dernière tentative
auprès du sultan. Il lui envoya solennellement deux
ambassadeurs : Guillaume de Cafran et le chevalier
Guillaume de Villiers (1), chargés de demander des
explications sur cette agression soudaine contre la
(i) Celui-ci, disent les Gestes, 243, 246, avait sa tente dressée près de
la • Soiiiinerie « , autrement dit près des Écuries du Temple. Tout près,
sur une hauteur, on voyait une hellc tour et une série de beaux jar-
dins et de vignobles appartenant tous au Temple.
38 FIN DK LA DOMINATION FRANQOE EN SYRIE
ville de Saiiit-Jean-d'Acre. Mais Malek-el-Asliraf
refusa toute conversation sur ce sujet et se contenta
de demander aux deux envoyés s'ils lui apportaient
les clefs de la ville. Sur leur réponse néfjative et
comme ils imploraient sa pitié pour le pauvre peuple
de la cité, il leur dit que sa seule volonté était d'avoir
Saint- Jean-d' Acre, tout le reste lui demeurant fort
indifférent. « Nous ne pourrions sans risquer la moit,
s'écrièrent-ils alors, conseiller aux nôtres de rendre
la ville! » Malheureusement, à ce moment même de
l'entretien, les assiégés étant en train d'essayer une
nouvelle catapulte placée sur la Tour du Légat, une
pierre, lancée de là, effleura de si près la tente du
sultan que celui-ci, écumant de rage, tira son épée
pour tuer les ambassadeurs chrétiens. Les infortunés
s'estimèrent fort heureux de s'en tirer avec la vie
sauve. Ainsi ces négociations suprêmes furent brus-
quement rompues après que l'émir Schugaï eut prié
le sultan de ne pas rougir son épée « dans le sang des
porcs! »
Entre temps, les assiégeants, par leur bombarde-
ment infernal, incessant, ne cessaient de faire des
progrès. Les troupes du même émir Schugaï venaient
d'attaquer, après en avoir sapé et miné les fonde-
ments, cette nouvelle tour qui se dressait en avant de
la Tour Maudite, sur la première muraille, ouvrage
extérieur, percé de meutrières,quis*appehiit « la Tour
du Hoi w. De même, elles avaient déjà complètement
APRES LES DERNIERES CROISADES 30
démoli et ruiné la Harharaiie dite du roi Hu{;ues et
la Tour de la comtesse de Blois(l) avec toute la lijjne
du rempart qui allait de la Tour Saiut-Nicolas à la
Harbacane du roi Rdouard d'AnjjIcterre. Le 8 mai
probahlemcut, la Harbacane du roi liu(];ues, complè-
tement ruinée, s'écroula tout entière avec le pont qui
la reliait à rintérieur de la ville. Le 15, tomba défini-
tivement la Tour du roi ftdouard. Ses débris com-
blèrent entièrement le fossé et facilitèrent ainsi le pas-
sajjc de l'ennemi, qui occupa aussitôt ces ruines et
garnit avec des sacs de sable et des fajjfots de ramée
les vides produits par l'action des sapes et des mines;
ce fut comme une sorte de voie artificielle créée pour
pénétrer dans la ville.
Quel spectacle effroyable c'était qu'un de ces
(grands siè(jes du moyen âge oriental! Quelle formi-
dable agitation guerrière, quelle confusion, quelle
rumeur constante et terrible! D'un côté se dressent
les remparts géants couverts de la foule des com-
battants aux cottes de mailles étincelantes sous les
feux du soleil syrien; on aperçoit les macbines colos-
sales, balistes et catapultes, qui ne cessent de lancer
les pierres énormes et les lourds javelots meurtriers.
De l'autre, c'est la foule sarrasine infinie, aux cent
races diverses, bariolée des plus pittoresques costu-
mes de guerre. Des bandes de cavaliers aux burnous
(i) I^ cointcMe de Rlois était morte à Saint-Jean-d'Acre le 2 août 1287
vl ces tours pourraient bien dater de cette époque.
40 FIN I)K I, A DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
blancs passent sans cesse au {][alop, brandissant leurs
armes, poussant mille imprécations. Les artificiers
à la peau bronzée manœuvrent les catapultes géantes,
accroupies au loin comme autant d'animaux fabu-
leux. Sans cesse ils s'arc-boutent pour tendre les
cordes soutenant les paniers monstrueux pleins de
quartiers de roc. Sans cesse, au milieu des flots de la
plus affreuse poussière, ceux-ci vomissent leurs
pesants projectiles sur la malheiu'euse cité. Les émirs
au blanc turban poussent à l'assaut les milliers
d'bommes de pied dont les brunes figures ruissellent
de sueur. Un infernal tumulte emplit l'atmosphère;
les cris de douleur, les imprécations des blessés et
des mourants, les hurlements des combattants qui
s'excitent à la hitte, les détonations du feu grégeois,
le choc des quartiers dcrocs'abattantsurle rempart,
le bruit que font en s'agitant ces milliers de combat-
tants et d'animaux, tout cela constitue le plus terrible
des ouragans humains, une vraie scène de l'enfer. Et
toujours sur ce^s images d'horreur l'implacable soleil
d'Asie flamboyant dans un ciel sans nuages!
Au matin du 10 mai, aux premières lueurs du
jour, le sidtan monta à cheval et toute son immense
armée se rua à l'assaut sur toute la ligne du rempart
d'un rivage à l'autre par toutes les brèches pratica-
bles. Les chrétiens ne pouvaient plus guère opposer
à leurs ennemis qu'environ sept mille coud)attants
exténués de fatigue. Hieiitôt le fossé à la porte Saint-
APRES LES DERNIÈRES CROISADES ki
Antoine fut, sur une longueur de plus de cent brasses,
romblé par toutes sortes de matériaux qu*avaient ap-
portés sous la conduite de milliers de conducteurs plus
de trente mille i)ctes de somme : chevaux, ânes et
chameaux, bœufs aussi traînant des chariots. Aussitôt
les assaillants escaladèrent l'avant-mur où une brèche
avait été pratiquée sur une longueur de soixante
brasses. L'enthousiasme était immense dans leurs
rangs. Des derviches à la traînante chevelure, des
santons fanatiques se jetaient dans les fossés, parmi
les sacs de terre, et faisaient de leurs corps un pas-
sage aux colonnes d'assaut. Makrizi raconte que,
|)Our exciter encore l'ardeur de ses soldats, le sultan
avait réuni un corps de trois cents timbaliers son-
nant du tambour, montés sur des chameaux. Cette
musique extraordinaire, renforcée par celle des cym-
bales, des trompettes, de mille autres instruments,
couvrait la ville assiégée d'une immense et assour-
dissante rumeur.
Les défenseurs, exténués de fatigue, reculèrent de
la longueur d'une portée d'arbalète devant la fureur
de ces formidables bandes d'assaut. Ils se retirèrent
de maison en maison vers l'intérieur de la cité jus-
qu'au moment où l'on vit accourir les chevaliers du
Temple venus d'une autre extrémité de la ville.
L'a})parition de ces vaillants rendit l'espoir aux com-
battants chrétiens découragés. Le maréchal de l'Hô-
pital, Mathieu deClermont, prenant leur tête, poussa
6
42 FIN DE LA DOMINATION FRANQDE EN SYRIE
de l'avant, à travers les masses ennemies, avec une
ma[;nifiqne vigueur. 11 transperça de part en part un
émir ennemi, frappant autour de lui d'estoc et de
taille, tuant et blessant une foidc de Musulmans.
Électrisés par son exemple, les défenseurs d'Acre
reprirent un moment l'offensive et réussirent après
une lutte terrible à repousser à nouveau l'ennemi au
delà delà brècbe de la muraille. Mais là expira ce
suprême effort, et les assaillants, se {groupant autour
de l'étendard déployé du sultan, tinrent ferme en ce
point durant qu'au nom de Malek-el-Ashraf on son-
nait le rappel. Ce terrible assaut avait certainement
échoué, mais la situation des assiégés n'en demeurait
pas moins désespérée.
Les chrétiens, qui avouaient une perte de deux
mille iiommes alors qu'ils affirmaient avoir massacré
plus de vingt mille Sarrasins, se hâtèrent de disposer
devant la brèche si vaillamment reconquise vingt de
leurs plus grandes catapultes et cinquante de moin-
dres dimensions. ïls y apportèrent en hâte les muni-
tions nécessaires : quartiers de roc, pierres et armes
de trait. Puis, accablés par ces fatigues surhumaines,
ils s'abandoiHièrent jusqu'au lever du soleil à quel-
ques heures d'un trop précaire repos. Durant ce
temps, la plupart de leurs chefs se réunissaient avec
les autorités de la cité en un conseil suprême dans la
maison de l'Hôpital, tandis que les autres faisaient
armer en hâte dans le port les quelques navires et
APRES LES DERNIERES CROISADES 43
barques disponibles pour essayer de sauver au moins
les vieillards, les femmes, les enfants qui étaient
encore dans la ville.
Cette dernière tentative ne pouvait guère aboutir,
car les bâtiments génois et autres encore réunis dans
le port étaient de dimensions beaucoup trop faibles.
En outi*e, la mer était bien trop agitée pour qu'on
pftt tenter avec succès une pareille opération. L'as-
semblée fut néanmoins fort encouragée par une nou-
velle magnifique harangue du patriarche, qui supplia
les assistants d'avoir confiance et prédit encore la
victoire en paroles chaleureuses. Une messe solen-
nelle fut célébrée, puis on communia non moins
solennellement, puis on prit en commun le repas du
soir. Alors toute l'assistance, tous ces rudes guerriers
préparés à une mort certaine, se donnèrent en pleu-
rant le baiser fraternel et prêtèrent au milieu des
larmes le serment de résister jusqu'à la mort. Puis ils
coururent en hâte aux remparts, ayant repris des
forces nouvelles, prêts à repousser avec fureur le
nouvel assaut des Sarrasins. Mais le sauvetage espéré
des femmes et des enfants fut, cette nuit, impossible.
Dès le lendemain matin, 17, tous ceux qui avaient
été embarqués pour aller à Chypre durent redes-
cendre à terre, tant l'état de la mer rendait pour le
moment toute fuite impossible.
La journée du 17 semble s'être passée de part et
d'autre dans une sorte de languissante inaction. Ce
44 FIN DE LA DOMINATION FHANQUE EN SYRIE
fut comme la veillée suprême et douloureuse. Le
soleil se leva le 18 mai dans une atmosplière sombre
et brumeuse. Aux premières lueurs de l'aurore toute
l'immense armée ennemie, au milieu d'un tumulte
extraordinaire, se lança de nouveau à l'assaut. Ce
fut, dès le {][rand matin, le même oura^^an infernal
de furieux cris de triomphe alternant avec le son des
trompettes de fjuerrc et des tambours portés à dos
de chameaux, destinés à étourdir les oreilles des
chrétiens, tandis qu'à la tête des colonnes d'assaut
se précipitaient des troupes de renégats, de fakirs
fanatiques, de derviches aux longs cheveux noirs
leur couvrant les épaules. Toute Tarmée assail-
lante était divisée en cent cinquante sections de
deux cents hommes chacune, soutenues par une
réserve de cent soixante autres groupes de pareil
nombre. Ainsi divisées, les colonnes d'assaut se
ruèrent à nouveau sur les brèches si péniblement
barncadées Tavant-veille et sur les bastions com-
plètement ruinés. Le magistcr Thaddeus, un des
chroniqueurs chrétiens du siège, dit que le sultan
avait promis une récompense de mille dirhems pour
chaque lance chrétienne conquise. Un témoin ocu-
laire raconte aussi que les premières sections d'as-
saut portaient de grands boucliers de bois, les
secondes quatre chaudrons chacune, contenant de
l'huile et aussi des torches de résine enflammées.
Les trois sections suivantes étaient armées d'arcs;
APHES LES DERNIEUES CIIOISADES 45
les dernières enfin étaient équipées de courtes tarf;es
de cuir et de sabres courts aussi. Ceux-là, dit Aniadi,
avaient plus particulièrement pour objectif l'attaque
de la Tour Ronde ou Tour du roi Hu{}ucs, que
défendaient vaillaniuicnt le roi de Giiyprc, le prince
Aniauiy de Lusi{j;nan, de nombreux Templiers et
Hospitaliers, en un mot l'élite de l'armée assiéjjée.
Tant qu'ils eurent des munitions, Ifcs guerriers
chrétiens luttèrent avec le plus intrépide courage;
[)ui8, fpuuid elles furent épuisées, ils continuèrent le
combat avec des bâtons, des faux et autres armes de
fortune, à coups de pierre aussi, luttant furieuse-
ment pour la vie. C'est à ce moment même qu'une
nouvelle apparition du valeureux maréchal des Hos-
[)italiers, Mathieu de Clermont, vint une fois de plus
changer pour quelques instants la face du combat.
Accouru avec les siens d'une autre extrémité de la
défense, il réussit, à l'aide de tous ces combattants à
nouveau encouragés, à rejeter une fois encore au
delà du rempart l'ennemi qui avait déjà forcé et
dépassé la porte Saint- Antoine. Mais ce ne fut cette
fois qu'un court répit; aux bandes sarrasines repous-
sées succédèrent des bandes nouvelles, troupes fraî-
ches surexcitées à la fois par mille promesses et mille
menaces, qui se précipitèrent de nouveau en avant.
Également précédées par des multitudes de fakirs et
de derviches frénétiques, encouragées par l'appât
des récompenses célestes, elles se précipitèrent à la
46 FIN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
fois sur dix points différents de la niallieureuse cité.
La première de ces troupes, forte de plusieurs mil-
liers de combattants, (courant à travers des champs
d'amandiers bouleverses par le jeu des mines, força
à travers trois brèches différentes la Tour du roi
Hugues que le bombardement des catapultes avait
complètement ruinée. C'était en ce point que com-
battait le roi Henri de Chypre à la tête de sa cheva-
lerie. Après que cette tour eut été ainsi prise et
occupée par un détachement sarrasin, le reste des
assaillants se rua sur la barbacane placée enti*e la
première et la seconde muraille et l'occupa aus-
sitôt. Là les vainqueurs se séparèrent en deux
groupes : le premier, s'engouffrant sous la porte de
la Tour maudite, marcha sur l'église Saint-Romain,
où les Pisans avaient dressé leurs machines de jet;
l'autre se précipita à nouveau dans la direction de la
porte Saint-Antoine où combattaient encore beau-
coup de chevaliers chypriotes et syriens. Ceux-ci
durent cédera ce torrent furieux jusqu'au moment où
le Grand Maître derHôpital,GuillaumedeBeaujeu, et
celui du Temple, Jean de Villiers, fussent accourus à
leur secours avec une douzaine de chevaliers tout au
plus. Longtemps cette lutte inégale se poursuivit
héroïquement, mais l'ennemi était trop nombreux.
AssaiUis par des décharges de feu grégeois, par une
pluie incessante de grenades jetées à la main qui
éclataient en provoquant d'horribles blessures, sur-
APRES LES DERNIEllES CROISADES 47
lout par une effroyable averse de flèches qui obscur-
cissaient litt<''ralement l'atmosphère, ces héros finirent
par succomber prescpie jusqu'au dernier. Le Maître
du Temple, atteint à l'épaule droite, au défaut de la
cuirasse, par une flèche, fut avec {^rand'peine en-
trainé loin du combat et transporté à la maison de
son Ordre où il expira peu après. En le voyant partir,
ses compajjnons de lutte avaient cru qu*il fuyait. 11
avait dû arracher la flèche de sa blessure et la leur
montrer, puis, s'évanouissant, il s'était affaissé et on
l'avait emporté déjà mourant. Il ne fut nullement
traître comme l'ont affirmé à tort diverses sources,
mais, bien au contraire, mourut en héros. Ce fut
alors un affreux massacre. Des Templiers, il n*en
survécut que dix, des Hospitaliers seulement sept.
Aucun Teutonique n'échappa. Diverses sources célè-
brent leur admirable courafje. De même le Grand
Maître de l'Hôpital, Jean de Villiers, fut aussi f^riè-
vement blessé, mais lui, du moins, put être transporté
sur un navire et échappa. Quant à Mathieu de Gler-
mont, qui, par des miracles de bravoure, avait réussi,
frappant d'estoc et de taille, à remonter le flot
furieux des ennemis entrant par la porte Saint-
Antoine, puis à le descendre en sens contraire, il
succomba enfin près de la rue des Génois où il rendit
l'âme. Tous ces différents chiffres sur les pertes des
divers Ordres de chevaliers sont, du reste, contredits
par les indications de quelques autres documents
48 FIN 1)K LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
contemporains (|ui parlent entre autres de Templiers
rené(jats ayant vécu au Kaire après la piise d*Acre.
De même Ludolf de Suchem raconte (ju'à Matharia,
dans les faubourjjs de cette ville, il vit, parmi les
chrctiens faits prisonniers à Acre, quatre Allemands
dont un ori[jinairc de Schwar/hourjj en Thurinjje,
puis qu'il rencontra plus tard deux Templiers, Tun
bour{jui(]fnon, l'autre toulousain. Ces infortunés
étaient bûcherons sur les bords de la mer Morte. Le
sultan finit parleur rendre la liberté. De même Jean
Vitoduran dit que beaucoup de chevaliers chrétiens
ainsi que leurs descendants étaient esclaves des
Mus\dmans, mais que ceux-ci avaient pour eux de la
considération. Rohricht, dans son beau livre, cite
beaucou}) d'autres exemples de chevaliers chrétiens
ainsi faits prisonniers à Saint-.Iean-d'Acre et devenus
esclaves des Musulmans, tel Geoffroy de Semeray,
dont le frère Jean le chapelain fut tué à la prise
d'Acre, et qui, lui, fut fait prisonnier dans ces mêmes
circonstances et rendu à la liberté neuf ans plus tard.
Sur ces entrefaites, d'autres (jroupes sarrasins
encore s'étaient rués sur la masse des défenseurs
pisans à la porte Saint-Romain. Ils les avaient chassés
après avoir brûlé leurs machines. Puis, après un
court et violent combat, ils avaient enlevé d'assaut
la me des Allemands et, s'en{}ouffrant par cette voie,
battu et repoussé les chevaliers de Saint-Thomas
près l'église de Saint-Léonard. Dautres bandes
APRES LES DERNIERES CROISADES 49
encore avaient forcé l'entrée de la ville, les unes par
la porte Saint-Nicolas, les autres par la Tour du
Lé^at, car cet édifice qui, jusque-là, avait été
vaillamment et heureusement défendu par Jean de
Grailly et Otton de Granson, venait de succomber à
son tour. Jean et Otton, forcés de fuir précipitam-
ment, réussirent à atteindre ini navire qui fut leur
salut à tous deux. Certaines sources affirment que le
premier échappa sans blessures et pour cela le cou-
vrent d'injures. D'autres, tout au contraire, disent
qu'il fut {]frièvement atteint. Le magister Thaddapus,
le même qui dit qu'il faut excuser le roi de Chypre à
cause de sa jeunesse, insulte Grailly et dit qu'il ne
fut chevalier que de nom, chrétien que des lèvres.
C'était la fin de ce grand drame! Partout une foule
sarrasine délirante escaladait les murailles, poussant
des cris de mort, et se précipitait par les rues à la
|)oursuite des chrétiens. La bravoure ne pouvait plus
rien contre ces masses énormes que des renforts
venaient grossir sans cesse. Tout était perdu. Pres-
que tous les guerriers francs étaient tués, pris ou en
fuite. Les quelques centaines d'entre eux, un millier
peut-être, qui luttaient encore contre ce flot de noirs
démons envahisseurs, furent facilement repoussés,
exterminés ou pris. La foule des survivants chrétiens
cherchant à sauver leur vie, courait vers le poit,
refuge suprême. Tous, chevaliers, prêtres, moines et
religieuses, femmes de qualité ou du peu[)le, enfants,
7
50 FIN DK LA DOMINATION FHANQITE EN SYIIIK
emportant les blesses, (couraient le lonjj des rues
dallées. Arrivés an porl, ils se jetaient à la mer par
milliers, pour (^ajjner plus promptement les navires.
Malheureusement, il n'y avait en tout, paraît-il, que
six navires prêts à appareiller, deux du pape, deux
chypriotes et deux {jénois sous André Pellotus. On
conçoit Teffroyable confusion de tous ces infortunés,
sentant déjà derrière eux l'haleine des massacreurs
lancés à leur poursuite, se ruant affolés vers ce pré-
caire asile. Seul, le véiiérahlc patriarche, Nicolas de
llanapes, religieux dominicain du diocèse de Heims,
montra le plus grand courage. Ceux qui le suivaient
durent l'entraîner vers le port, parce qu'il trouvait
indigne de lui d'abandonner dans la mort son déplo-
rable trou|)eau dispersé. Enfin on put le jeter dans
une barque qui le conduisit à un navire de Venise;
mais, comme il tendait les mains pour aider à sauver
tous les malheureux qui nageaient autour de lui et
• s'accrochaient aux flancs du bateau, il tomba à la
mer, puis la barque elle-même chavira sous le poids
de tant d'infortunes. Tous ceux qui s'y trouvaient
furent noyés à l'exception du porte-croix du pa-
triarche; quant à celui-ci, soit que le matelot qui
voulut le sauver ne sftt pas saisir assez fermement la
main qu'il lui tendait, soit que, vieux et faible, il ne
s(^t être assez prompt, il disparut sous les flots.
« Ainsi périt le bon patriarche et légat, frère Ni-
cole! » Par conii'c le roi Tloiu'i de Chypre i'«'Missii à
APRES LES DEIINIERES CROISADES 51
{;a{;!ier le large ce jour-là et non point déjà dans la
nuit du 15 au ](>, coniuie Tout affirmé tous ses dé-
tracteurs. Plus de trois mille des piincipaux habi-
tants de la ville parviin-entà se sauver avec lui. Natu-
rellement cette fuite valut au jeune souverain de
Chypre les injines des contemporains et les plus
graves accusations de lâcheté et de trahison. Ce
grand départ, sous les yeux de l'armée musulmane
victorieuse, impuissante ce})endant à Tem pêcher,
dut être une vraie scène de reiifer. Diverses sources
racontent qu'à cause de la violence de cette mer
démontée, deux autres navires chavirèrent dans le
port, noyant tous ceux qu'ils contenaient. Les An-
nales de Parme affirment cependant que beaucoup
de Parmesans réussirent à se sauver. C'est de la
bouche de ces derniers, réfugiés ou captifs libérés,
que Thaddicus recueillit des indications pour son
IJistoria de desolatione et conculcacioiie ciuitatis
Acconensis éditée par mon si regretté ami le comte
Hiant à Genève en 1873. La grande maison flo-
rentine de banque et de commerce des Peruzzi
éprouva de graves pertes dans cet ultime désastre
des établissements chrétiens de Syrie. Le grand
négociant pisan Pannocchia Sasetta degli Orlandi
péiit dans le désastre. Une liste des nobles véni-
tiens qui, en Tan 1296, par conséquent après la
chute de Saint-Jean-d'Acre, réussirent à regagner
de cette ville leur patrie, est conservée dans un
5Î FIN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
inaiiuscnt de la Bibliothèque de Sainte-Geneviève.
Le grand historien catalan quasi contemporain,
Muntancr, parlant du fameux aventurier Roger de
Flor, qui fut le premier chef des célèbres Almugavares
ou routiers catalans lors de leur grande expédition
en Orient aux débuts du (piator/ième siècle, raconte
ce qui suit : « Roger de Flor, dans sa grande jeunesse
ayant été reçu frère Templier, se trouva avec la
fameuse nef le Faucon que l'Ordre lui avait con-
fiée dans les eaux de Saint-Jean-dWcre lors du siège
illustre de 1291. Durant le drame final, alors que
les derniers guerriers latins de Syrie, chevaliers des
trois Ordres ou nobles chypriotes, se faisaient héroï-
quement hacher pour permettre à la foule des vieil-
lards, des femmes, des enfants, de s'embarquer, le
Templier Roger, après s'être distingué dînant le
siège, par divers exploits, après avoir pris un éten-
dard et tué de sa main un chef ennemi, ne rougit
point, paraît-il, d'extorquer aux malheureuses dames
chrétiennes qui se réfugiaient à son bord des sommes
considérables, fondement de son immense fortune
futin*e. Chassé du Temple pour cet acte infâme,
accusé surtout d'avoir soustrait et gardé l'argent de
l'Ordre dans le tumulte de cette catastroj)he, forcé
de fuir devant les poursuites du Grand Maître, dé-
noncé par ce dernier au terrible pape Boniface, il fut
contraint pour son salut d'abandonner sa nef dans le
port de Marseille et de se réfugier à Gênes.
APRES LES DERNIERES CROISADES 53
Tandis qu une partie des habitants et des défen-
seurs d'Acre réussissait ainsi à (jrand'peine à travers
les affres de la mort, à se réfugier en Chypre ou en
Annénie, où beaucoup d'entre eux se fixèrent, (jue
beaucoup d'autres aussi quittèrent bientôt pour
retourner en Italie, leur patrie, une autre portion,
infiniment plus considérable, surtout composée de
femmes, d'enfants, de vieillards, de prêtres, de
moines, de religieuses, était barbarement massacrée
dans les maisons et les rues de la ville. D'autres
subissaient les plus brutales violences ou étaient
entraînés en captivité, après avoir été liés nus en
longues et lamentables chaînes. Surtout les femmes
les plus belles, les enfants les plus gracieux étaient
mis à part pour le harem du sultan et les marchés du
Caire par ces vainqueurs sans pitié. Qui dira les
lamentations infinies, les pleurs, les souffrances inex-
primables de tous ces infortunés réunis dans une
même catastrophe sans distinction de rang, pauvres
et riches, grandes dames et filles du peuple, enfants
de chevaliers ou de pauvres hères?
Parmi ceux qui furent sur-le-champ massacrés,
les sources mentionnent les moines de Saint-Domi-
nique; ils périrent tous, à l'exception de sept, chantant
en chœur le Salve Regina; puis encore tous les reli-
gieux de Saint- François, sauf cinq. Deux ou trois
cents parmi ces moines cherchèrent et trouvèrent la
mort en combattant; parmi ceux-ci les chroniques
54 FIN DE LA DOMINATION PHANQUE EN SYRIE
citent le cloiniiiicain Lapo de Cascia. Un autre, Mat-
thaeus, réussit às*écliapper; un autre encore, Jacques
Siininetti, parvint à {jagner Chypre. Le couvent de
ces enfants de saint Dominique s'élevait sur le bord
de la incr entre le « Buvercl » et l'ancien quailier
génois. La Chronique de Styrie rimée qui, à U*avers
une foule de récits fabuleux et d'erreurs, raconte
cependant sur le siège d'Acre quelques faits histo-
riques, dit que le frère Herniann de Saxe, qui avait
passé aux Sarrasins impies, revint dans la ville pour
combattre ses coreligionnaires et se fit tuer glorieu-
sement.
Dans sa fameuse lettre de menaces au roi Héthoum
d'Arménie, le sultan Malek-el-Ashraf raconte entre
autres que les musulmans firent prisonnières tant de
jeunes fennncs à la prise d'Acre qu'on les vendait
couramment sur le marché des esclaves une drachme
pièce.
D'après une antique chronique autrichienne, on fit
trois parts des captifs : les enfants, qui furent épar-
gnés, les religieux des deux sexes qui refusèrentd'ab-
jurer et qu'on massacra, les femmes enceintes enfin,
dont on fendit le ventre. Le récit fantastique de
Ludolf de Suchem de la fuite de cinq cents dames et
jeunes filles de qualité, courant au port, offrant leurs
bijoux, leur main même à qui les sauverait, puis
soudainement et heureusement conduites à Chypre
par lin nniilonicr mvstérieux (jiii dispnnit aussitôt.
APRES LES DERNIERES CROISADES 55
n'est certainement (iniui récit léjjend aire. En 1340,
cinquante ans après le drame final de Saint-Jean
d'Acre, toutes les plus nobles dames de Chypre por-
taient encore le deuil de cette grande catastrophe de
la chrétienté franque d'Orient.
Les chiffres des victimes fournis par les diverses
soinces varient infiniment, de dix mille à plus de
cent mille; de même pour le nombre de ceux qui
purent s'enfuir. Une grande masse des habitants
chrétiens, plusieurs milliers probablement, avec le
maréchal du Temple, Pierre de Sevrv, beaucou|> de
religieux aussi, s'était au premier moment, dans le
trouble affreux qui suivit la prise de la ville, jetée
éperdumentdans le très fort château du Temple situé
près de l'angle occidental de la muraille en avant du
port, sur le rivage même, ouvrant sur la pleine mer.
Les murailles de cet édifice énorme, vraie place forte
indépendante du reste de la cité, avaient vingt-huit
pieds de profondeur. A chaque apgle s'élevait une
grosse tour surmontée d'un lion de cuivre richement
doré, de la grandeur d'un bœuf. D'autres fuyards
s'étaient réfugiés et barricadés dans le palais même
du Grand Maître, d'autres encore dans la maison
forte desTeutoniques, aussi dans le château ou grand
manoir des Hospitaliers. Partout dans ces fortes
maisons, forteresses véritables, parfaitement armées,
les chrétiens réfugiés, sachant quel sort les attendait,
opposèrent une résistance désespérée, et les vain^
56 FIN I»K LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
queiirs, à leur grande déception, alors qu'ils avaient
pu croire un moment que toute lutte était terminée,
se virent au soir du 19 mai contraints de recommen-
cer une bataille terrible. Celle-ci devait se prolonger
plus de dix jours encore. Nous n'avons presque aucun
détail sur cette résistance suprême de tous ces malheu-
reux voués à la mort. Ce dut être une effroyable tra-
gédie, car ils se virent contraints de se défendre
heure par heure, minute par minute, de jour comme
de nuit, contre l'effort incessant de ces masses victo-
rieuses, rendues furieuses par cette prolongation
inattendue de la lutte. Chacune de ces forteresses
encombrées de réfugiés, entourées par ces milliers
de Sarrasins exaspérés, semblait un navire en
détresse battu par les flots de la mer. Dans le châ-
teau du Temple, le soir même de la piise de la
ville, pendant que les Sarrasins pillaient et brfdaient
partout, les réfugiés, chevaliers et prêtres, avaient
barricadé les portes et s'étaient mis en défense, cher-
chant surtout à organiser le passage presque impos-
sible dans l'île de Chypre. Le maréchal de l'Ordre,
Bourgognon, et le nouveau Grand Maître, Thibaut
Gandin, qui venait d'être élu en remplacement de
Jean de Villiers, firent réunir près des murs toutes les
embarcations, mais il était trop tard.
Longtemps encore ces désespérés luttèrent. Enfin,
soit qu'ils n'eussent plus de pain et d'eau, soit que
les assiégeants fussent à bout d'énergie, on rentra en
I
APIIFS I FS DEIINIERES CROISADES 57
iiéf^ociatioiis \a sultan fit offrir aux défenseurs ia sit;
sauve et la lil)re sortie sans armes avec un vêtement
poiu* chacun. Ces propositions si dures furent accep-
tées. Le sultan, après qu'il eut envoyé aux chrétiens
de \i\ maison du Tcm[)le un drapeau hlanc en sig[ne
de sa [)rotection, leur expédia un émir, à la tête
de (pielques centaines de soldats qui devaient surveil-
ler la stricte ohservation des conditions de la capitu-
lation. Mais ce chef se conduisit avec la dernière
brutalité vis-à-vis des jeunes gens, garçons et filles,
enfermés au château. Ses hommes souillèrent de leurs
ordures la chapelle. Les chrétiens exaspérés vou-
lurent les châtier. En vain le Grand Maître Gaudin,
le maréchal Bourgognon s'efforcèrent de prévenir
par leurs supplications cette catastrophe nouvelle.
Cette foule de gens réduits au désespoir, refermant
soudain les portes du château, se jeta sur les soldats
musulmans qui y avaient pénétré; pas un de ceux-
ci ne put échapper; tous furent massacrés. Les
chrétiens, devenus comme fous furieux, allèrent
jusqu'à couper les tendons des bêtes de somme que
la capitulation leur avait laissées et cela pour les inu-
tiliser. Le drapeau blanc du sultan, jeté à terre, fut
lancé dehors devant les portes avec les cadavres des
soldats musidmans. D'après une source, quelques-
uns de ceux-ci auraient toutefois réussi à se sau-
ver en sautant du haut de la muraille qui longeait
la mer.
8
58 FIN DK I A DOMINATIOÎS FRANQUE EN SYRIE
Le maréchal Bour{jo{jiioii, se dévouant au salut
de tous, se fit coura(jcuscment, après ce drame, con-
duire en hâte auprès du sultan et le conjura, après
qu'il lui eut dit la brutalité de ses soldats qui avait
entraîné leur massa(!re, de maintenir quand même
les articles de la capitulation arrêtée entre eux.
Mais Malck-cl-Ashraf, dans le paroxysme de sa fu-
reur, ne voulut lien entendre et fit décapiter le vail-
lant maréchal sur place avec tous ceux qui Taccom-
pa(;naient. Puis il ordonna de reprendre aussitôt
le siè^e réfrulicr de la maison du Temple durant
que le Grand Maître Gandin, avec les relifjues pré-
cieuses, les vases sacrés, les trésors de TOrdre, réus-
sissait à se sauver de nuit, à Sidon d'abord, puis à
Chypre.
Les chrétiens demeurés dans la forteresse, appre-
nant le su[)plirc infli[jé an maréchal et à ses compa-
gnons, comprenant que leur dernière heure était
venue, résolurent de mourir sans prêter l'oreille à
aucune nouvelle proposition de capitulation. Un pre-
mier assaut fut repoussé avec l'énergie du désespoir.
Alors les assiégeants creusèrent des mines. Bientôt
les murs entièrement ruinés n'offrirent prestpie plus
de résistance. Un secoiul assaut fut immédiatement
inauguré, mais, à ce moment même, l'énorme et
puissant édifice, miné de toutes parts, ébranlé par le
choc des pierres lancées par les catapultes, s'écroula
avec un bruit formidable, ensevehssant sous ses
APRÈS LES DEUNIÈRES CROISADES 50
ruines iiuisulinans et chrétiens. Les morts furent
innombrables, de trois à sept mille suivant les au-
teurs. Cette ultinie catastrophe eut lieu le 28 mai.
Ainsi tomba le dernier boulevard de Saint-Jean-
d'Acre, presque le dernier vestifje de deux siècles de
gloire et de prospérité des Francs en Terre Sainte.
Les autres édifices de la ville encore aux mains
des chrétiens, ainsi que les châteaux dés Teuto-
niques et des Hospitaliers succombèrent presque
en même temps aux attaques des Sarrasins. Amadi
parle de cette maison des Hospitaliers comme
d'un édifice fort et superbe. La [grande salle, qui
avait encore servi au couronnement du roi Henri de
Chypre, avait trois cents coudées de long. Cette
vaste demeure en ruines fut plus tard reconstruite
pour le fameux émir Fackr ed-din. Toutes les autres
belles maisons des Ordres nulitaircs dont j'ai déjà
parlé, celles des Communes de Pise et de Venise
comme aussi de nombreux couvents d'hommes et
de femmes devinrent de même des monceaux de
ruines.
Jadis, lors de la croisade des rois Philippe-Auguste
et Richard Cœur de Lion, juste un siècle auparavant,
lorsque les cluétiens étaient rentrés dans Saint-Jean-
d' Acre après le siège fameux de 1192, le cruel roi
d'Angleterre avait fait, malgré qu'on leur eût promis
la vie sauve, massacrer en masse les habitants musul-
mans qui s'étaient rendus à lui. En guise de repré-
00 FIN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
sailles pour ce crime affreux, qui hantait encore au
bout de cent ans les inia(i;inations sarrasines, le
sultan Malek-cl-Ashraf fit supplicier également la
plus (ïrandc partie de ses prisoniiiors, surtout les
combattants et les fjeiis âgés. Il ht aussi mettre le feu
aux quatre coins de la ville, après qu'elle eut été
horriblement dévastée. " Saint-Jean-d'Acre, dit Ma-
krizi, fut entièrement détruite et démolie; les rem-
paits furent complètement abattus; on rasa les
églises et les édifices les plus considérables. Le reste
devint la proie du feu. » — u (le qu il v eut d'admi-
rable, dit en terminant l'historien Abou'l Pharadj,
c'est que le Dieu très haut voulut que la ville frit
prise un vendredi, à la troisième heure, au même
jour et au même instant où les chrétiens y étaient
entrés du temps du sultan Saladin. Dieu permit
qu'en cette occasion le sultan reçut aussi les chré-
tiens à composition et les fit ensuite mourir. Voilà
comme Dieu les punit à la fin de leur manque de
foi. »
Makrizi dit encore que ce fut l'émir Shenas ed-dni
Bena qui entreprit la démolition méthodique de la
ville. Ludolf de Suchcm, qui visita Saint-Jcan-d'Acre
en 1335, quarante-quatre ans après la catastrophe,
et qui y recueillit certainement encore de nombreux
témoignages contemporains du siège, raconte que la
garnison de la ville était alors de six cents Sarrasins
qui vivaient au mieux avec les pèlerins d'origine
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(K. Daunifls. |ihol<^ra|ihf* au C^irv.t
l
APHÈS LES DERNIÈRES CROISADES «i
allemande, les reconnaissant aussitôt à leur appa-
rence, à leur déniarche, buvant en secret avec eux
le vin que leur interdisait la loi de Mahomet.
La nouvelle de la prise d'Acre, instantanément
répandue au loin par la rumeur publique, sonna
comme un glas funèbre parmi les dernières petites
cités encore aux mains des chrétiens sur la côte de
Syrie. L'effroi de ces malheureuses populations,
depuis si longtemps tremblantes sous la menace de
cette catastrophe, fut sans bornes. Les plus riches
habitants de Tyr avec le baile royal Adam de Cafran
abandonnèrent leur villç le jour même du 18 mai
malgré ses magnifiques remparts, sa triple enceinte
de murailles épaisses de vingt-cinq pieds, défendues
par douze tours les plus fortes, les mieux construites
qu'il y eut jamais.
Ces fuyards laissaient en arrière, dans leur terreur
irraisonnée, femmes, enfants, vieillards, en outre
toute la population pauvre. Dès le lendemain,
19 mai, Tyr fut occupée sans résistance par un corps
sarrasin sous le commandement d'izz ed-dîn Bena.
Saïda, l'antique Sidon de Phénicie, — que les Tem-
pliers avaient acquise de leurs deniers, et où s'étaient
réfugiés quelques-uns des leurs échappés de Saint-
Jean-d'Acre, — comptant sur le secours promis par
le Grand Maître Thibaut Gandin, réfugié en Chypre,
songea d'abord à résister. Ses habitants mettaient
leur principal espoir dans leur superbe château.
6Î FIN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
puissainiiient aii(^inctité par le roi saint Louis. Il était
situé dans une île, ce qui en au(;inentait la force. On
se mit à le fortifier fiévreusement encore, mais à
l'approche des troupes de siège de l'émir Alam ed-
dîn Sin(ls(!liar S(lni(jaï cpii, après avoir investi la
ville de tout os parts, se disposèrent à attaquer aus-
sitôt la forteresse, les Tcnq)liers, se sentant trop peu
nombreux, s'enfuirent les uns à Tortose, les autres
en Chypre. Saïda, aussitôt occupée par les Infidèles,
fut iininèdiateinent démantelée ainsi que son château
insulaire dès la fin de mai ou le miheu de juin. — De
ujème encore pour la forte cité de Haïuth, l antique
patrimoine des Ibelin, la Beyrouth actuelle, le même
Alam ed-din Schugaï, après avoir, par de fallacieux
discours, promis aide et sftreté aux habitants ac-
courus sans méfiance, les fit Iraîtreusement on partie
massacrer le 21 juin, en partie conduire en esclavage à
Damas et en Egypte. Peu de jours après, le 30 juillet,
tomba encore Kaïfa, au pied du couvent du Carmel
dont les moines furent égorgés eux aussi durant
qu'ils chantaient le Salve Heijina. Le monastère fut
détruit de fond on comble.
A la nouvelle de tant de désastres successifs, les
habitants d'Athlit, où se trouvait un des plus forts
châteaux du Temple, de Tortose aussi, si puissam-
ment fortifiée, de Djebad enfin, l'antique Byblos,
s'enfuirent dans le courant d'aoïU, abandomiant
leurs villes à la dévastation. « Il ne resta dans la
APRES Ils KKRNIEHES CROISADES 6:i
Palestine, dit Makrizi, (jne les chrétiens qui se sou-
mirent à payer le tribut. Le dernier reste de leur
puissance avait disparu! » 11 y avait exactement
cent quatre-vingt-douze ans que la sainte cité de
Jérusalem avait été conquise par les Francs et que
Godefroy (le Bouillon «unit rtr j)i'ocIanié roi du Saint
Hovaume de ralcstinc.
Déjà le 12 du mois de juin, le sultan Malek-el-
Ashraf fit à Damas une entrée triomphale extraordi-
nairement hriUante après cette campagne si san-
glante pour les siens, mais écrasante pour les chré-
tiens. D'après certaines sources, la prise d'Acre avait
coûté soixante mille morts aux Sarrasins, dont plus
de cent émirs, auxquels on rendit les plus grands
honneurs funéraires. Les rues de la capitale syrienne
étaient tapissées des plus belles étoffes sur le passage
du cortège. Tous les habitants des campagnes étaient
accourus pour admirer ce spectacle extraordinaire.
La foule était prodigieuse sous un ciel de feu. On
portait devant le sultan des bannières chrétiennes la
pointe en bas, et, fichées sur la pointe des lances,
les têtes des principaux chefs francs, tandis que les
captifs suivaient, liés par des cordes sur leurs che-
vaux de guerre.
Après avoir consacré la^plus grande partie de Tim-
mense butin conquis à Acre à des fondations pieuses,
à la construction et à l'entretien de coûteux monu-
ments funéraires, de la chapelle sépulcrale de son
ftV FIN 1)K l-A DOMINATION II;\n«.'I I l \ M i; M
père, de celle qu'il se faisait bâtir pour lui-même,
après avoir attendu à Damas environ un mois que ses
troupes eussent acrlievé d'occuper les dernières cités
chrrtioniios du littoral, le sultan repartit pour sa
splciulidc capitale du Kairc où il entra en pouq)e
encore plus brillante vers la mi-juillet, au milieu d'un
immense concours. « Toute l'É^jypte, dit Abou'l
Mahaçen, était accourue pour prendre part i < <
spectacle. »
Dans deux écrits du style le plus liaulain, Malek-
el-Asliraf fit part au roi Héthoum H d'Arménie de
ces événements formidables, lui disant quel colossal
butin il avait fait à Acre, le menaçant, s'il ne recom-
mençait aussitôt à payer le tribut jadis fixé, de
dévaster sa terre et de détruire sa capitale de Mas-
sissa. Dès l'an suivant, en 1292, il menait une expé-
dition triomphante vers le haut Euphrate et s'em-
parait de la formidable citadelle arménienne de
Hromgla. Le 12 décembre 1293 il périssait assassiné
dans une chasse.
Makrizi raconte qu'on trouva dans une église de
Saint-Jean-d'Acrc un mausolée de marbre rouge por-
tant une grande plaque de plomb avec une inscrip-
tion grecque en plusieurs lignes. « Celle-ci poitait
que ce pays serait subjugué par un peuple de nation
arabe, éclairé par la vraie religion; que ce peuple
tnouq)herait de tous ses ennemis, que sa religion
l'emporterait sur toutes les provinces de la Perse et
A l'i; I -- I I >> h I i; \ I 1 i; I N c i; oi^ \ m'S fi",
(le leinpirc (jicc, et (|uc, vers 1 approclic de i an-
née 700 (le l'Héfjire, ce même peuple chasserait
entièrement les Francs et détrnifait leui's éfjlises. Il
y avait encore cinq lignes effacées qu'on ne put lire :
le reste fut lu au sultan qui en fut dans Tadmira-
tion. »
Tous ces MU (cs, si l'on en croit Makri/i, avaient
été prédits d'avance; dès avant que le sidtan se ffit
mis en marche vers Acre, un scheikh célèbre pour
ses poésies, Sclierf ed-dîn Bousiri, avait vu^ pendant
son sommeil, un homme qui récitait ces vers :
Les Musulmans se sont emparés d'Acre, et ont accablé les intidèles de
[coups]
Notre sultan a marché contre eux avec des chevaux qui renversent tous
[les obstacles].
IjCS Tures ont juré de ne plus rien laisser aux chrétiens.
Le scheikh fit part à plusieurs [)ersonnes de sa
vision qui ne tarda pas à se vérifier.
' Ainsi, s'écrie Abou'l féda, les villes fortes chré-
tiennes rentrèrent sous les lois de l'islamisme; ainsi
fut lavée la souillure imprimée par la présence des
Francs, de ces Francs naguère si redoutables. C'est à
Dieu que nous sommes redevables de ce bienfait;
sovons-en reconnaissants et rendons au Seigneur de
soleiHielles actions de grâce ! >'
Ibn Férat dit de son côté en terminant son récit :
M Les Francs ne possédèrent donc plus rien en Syrie.
9
66 FIN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE
Espérons, s'il plait à Dieu, que cela durera jusqu'au
jour du Ju(;cnient. "
La nouvelle de la prise de Saint-Jean-d'Acre par
les troupes du Soudan d'Egypte produisit par toute
l'Europe une impression de douleur terrifiante.
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